Vincent Quivy nous parle de son livre Jusqu’à l’épuisement de la nuit, publié chez Anne Carrière.

« ça me conforte dans l’idée qu’il est nécessaire d’en parler beaucoup ne serait-ce que pour rappeler à quoi aboutissent les idéologies fondées sur la haine et le refus de l’autre. »
– Vincent Quivy
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Journaliste et écrivain, Vincent Quivy vit à Aix-en-Provence.
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INTERVIEW
Comment avez-vous découvert l’histoire du convoi des « Tatoués » ? Qu’est-ce qui vous a marqué, au point de consacrer un livre à cette histoire ?
J’ai découvert cette histoire en travaillant sur mon livre précédent, Rue d’Aubagne, Marseille (éditions du Rocher), parce qu’un des habitants de cette rue, un ancien boxeur, avait été déporté et avait sympathisé avec un « Tatoué ». Elle m’a paru si intéressante que je l’ai évoquée, brièvement, et, en me lisant, mon éditeur m’a suggéré d’y consacrer un livre.
En quoi ce convoi se distingue-t-il des autres convois de déportation partis de France ?
Il se distingue, d’une part, parce qu’il est composé de non-juifs et qu’il a pour destination le camp d’extermination d’Auschwitz, ce qui n’est pas le processus habituel mis en place par les nazis ; et d’autre part, parce que les membres de ce convoi vont être tatoués et enfermés quelques jours à Auschwitz avant d’être tous (à quelques exceptions près) rembarqués à destination de Buchenwald, pour des raisons qu’on ignore.
Pourquoi ces prisonniers ont-ils été tatoués à Auschwitz alors qu’ils n’étaient pas des déportés juifs ?
Le tatouage du numéro sur l’avant-bras devient systématique à Auschwitz en 1943. Il concerne tous les déportés sauf ceux qui sont, dès leur arrivée, dirigés dans les chambres à gaz pour y être assassinés.
Auschwitz n’était pas qu’un centre d’extermination, il comprenait aussi un camp de concentration où de nombreux déportés travaillaient.
On estime que 400 000 personnes y sont passées dont la moitié de non-juifs.
Vous attachez une importance particulière à la diversité sociale des déportés de ce convoi. Pourquoi était-il crucial de montrer que tous les milieux étaient touchés ?
De mon point de vue, cette diversité est le reflet de la politique des nazis à la fin de l’Occupation — nous sommes début 1944 — et, plus symboliquement encore, de l’aboutissement d’une idéologie reposant sur le bouc émissaire, en ce sens que le convoi a été rempli d’hommes arrêtés n’importe où, n’importe quand, pour n’importe quelle raison.
Il y a des résistants, des communistes, des jeunes ayant refusé de partir travailler en Allemagne, mais il y a aussi beaucoup de personnes raflées au lendemain d’un attentat, prises au hasard, en représailles, dans des bars ou dans des prisons.
Après les Juifs, les Tsiganes, les communistes, les handicapés, les homosexuels, les francs-maçons, etc., les nazis cherchent de nouveaux boucs émissaires pour nourrir leur idéologie mortifère. Ils jettent sans discernement dans ce convoi des proches de Jean Moulin, des chefs du Parti communiste clandestin en même temps que des petits collabos, des pétainistes, des traîtres, des gamins de 15 ans arrêtés pour avoir fumé au cinéma…
Votre livre repose sur une documentation méticuleuse. Dans la masse des témoignages et documents, comment avez-vous opéré vos choix narratifs ?
Le travail le plus long est celui qui se fait en amont pour opérer ces choix. C’est compliqué et assez cornélien… J’ai agi selon trois critères : un critère “d’opportunité”, qui consiste à trouver ceux sur qui je pouvais avoir des infos et des éléments… sur les 1 600, il n’y en a pas tant que ça ; un critère “journalistique” qui pousse à sélectionner des histoires originales ou emblématiques pour rendre le récit vivant ; et un critère “historique”visant à dresser un portrait de groupe qui, en s’appuyant sur quelques exemples, montre la diversité des origines — sociales, géographiques, politiques — et des motifs de déportation…
Derrière chaque titre se cache une histoire. Quelle est l’histoire de ce titre ? Comment a-t-il été choisi ?
J’ai été nourri, enfant, de récits sur la Résistance et la Déportation, et beaucoup utilisaient la nuit comme métaphore, La nuit finira d’Henri Frenay, notamment. Mon livre est découpé selon cette idée : Avant la nuit, La nuit, et Après la nuit.
D’autre part, je voulais faire du poète Robert Desnos la figure centrale de mon récit. Son histoire ouvre et clôt le livre. Or j’ai connu Desnos grâce à la chanson de Jean Ferrat, Robert le diable, tirée du poème que Louis Aragon a écrit en hommage à Desnos. Le titre est extrait d’un vers de ce poème : « Jusqu’à l’épuisement de la nuit ton domaine ».
Dans un monde où l’information circule à toute vitesse, a-t-on encore le temps de se souvenir ?
Je crois qu’effectivement la vitesse de circulation de l’information, comme le disait Paul Virilio, en même temps que le flot et l’absence de hiérarchisation laissent de moins en moins d’espace à la mémoire et au souvenir.
« L’info kleenex » contribue, de mon point de vue, à faire disparaître les repères historiques et les références mémorielles qui construisent pourtant l’identité d’un individu autant que d’un pays.
De plus en plus de jeunes ne connaissent pas Auschwitz. Faut-il revoir la manière dont on enseigne la mémoire collective ?
Pour ma part, j’ai, au cours de mon parcours scolaire et universitaire, été frappé par le peu de place accordée à la Shoah.
J’ai eu à la faculté des cours sur le trafic des marchandises dans le port de Londres au XVIIe siècle, sur l’importance de la fenêtre dans la Florence du Quattrocento, sur « Montaillou village occitan » à l’époque médiévale… mais je n’ai jamais eu un seul cours ni sur Auschwitz ni sur la Shoah.
Je crois que la France a souffert de son rapport ambigu à l’extermination des Juifs. Il a fallu attendre les années 1970 et un universitaire américain pour se pencher sur cette question. On en paie encore le prix aujourd’hui.
La mémoire de la Shoah et de la déportation est aujourd’hui parfois attaquée par des discours négationnistes ou relativistes. Comment lutter efficacement contre ces tendances à l’ère des réseaux sociaux et des fake news ?
J’ai écrit un livre sur les complots et les conspirationnistes dont beaucoup flirtent avec le négationnisme mais je n’ai pas trouvé de solutions efficaces pour lutter contre ces phénomènes… Néanmoins, il me semble que depuis la loi Gayssot (1990) qui a rendu le négationnisme hors la loi et dont beaucoup, à l’époque, doutaient de l’efficacité, la circulation de ces thèses a nettement décru.
La réponse est évidemment dans la pédagogie, l’éducation, la transmission du savoir mais aussi donc dans le cadre de la loi.
Certains pensent qu’on parle « trop » de la Seconde Guerre mondiale. Que leur répondez-vous ?
J’ai le sentiment, notamment quand je pense à la réflexion de Jordan Bardella sur Jean Moulin ou à celle, plus ancienne, de Jean-Marie Le Pen sur le « détail », que ceux qui pensent ça sont mus par des motivations idéologiques précises.
A contrario, ça me conforte dans l’idée qu’il est nécessaire d’en parler beaucoup ne serait-ce que pour rappeler à quoi aboutissent les idéologies fondées sur la haine et le refus de l’autre.
Les crimes de guerre sont dénoncés, mais rarement punis. Pourquoi la justice internationale échoue-t-elle si souvent ?
Il me semble que la justice internationale repose sur des processus complexes qui nécessitent l’entente de nombreux pays et se heurte à l’hostilité de beaucoup d’autres, et non des moindres !
On peut effectivement déplorer sa faible efficacité mais aussi considérer comme des victoires les procès et condamnations auxquels elle a procédé.
Un régime totalitaire peut-il renaître en Europe aujourd’hui, ou est-ce une crainte exagérée ?
Je crois que la remise en cause, dans beaucoup de pays occidentaux, de l’état de droit est le signe d’un danger réel.
La défiance envers les élites, les élus, l’État, les principes républicains, les médias, concourt à instaurer un climat qui n’est pas s’en rappeler les années 1930 et la montée du totalitarisme en Europe.
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