Tatiana Arfel nous parle de son livre La ronde des poupées, publié aux Éditions Fugue.
Née à Paris et vivant à Montpellier, Tatiana Arfel, psychologue de formation et diplômée en lettres modernes, est l’auteure de plusieurs ouvrages. Lauréate de nombreux prix littéraires, dont le Prix Emmanuel Roblès, elle anime des ateliers d’écriture et a cofondé le collectif « Penser le travail ».
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INTERVIEW
Quel événement ou quelle réflexion a été le déclencheur de ce projet ?
J’ai un fichier, sur mon ordinateur, où je note depuis vingt ans des thèmes, des idées, des situations. Il y a six ans, je le parcourais pour y trouver, peut-être (c’est ma boule de cristal à moi, qui reflète ce que j’y projette), une piste pour un prochain roman. Et ce qui m’a semblé en émerger, c’était un ensemble de réflexions autour du féminin, en premier lieu de l’assignation à l’image, au miroir, et au corps, que l’on impose davantage aux femmes. Je voulais réunir un groupe de femmes qui ne se connaissent pas, et écrire leurs chroniques, chacune portant ses problématiques sociales du féminin – aucune n’aurait pu les porter toutes. Il me fallait un endroit plutôt neutre (pas de coiffeur, pitié) où passent uniquement des filles, des femmes de tout âge (pas de gynéco non plus – restaient les toilettes). Le personnage principal, la femme de ménage en charge de ces lieux, Émilienne, est venue d’elle même à ma rencontre. J’avais mon petit théâtre, le défilé de ces femmes au miroir toute la journée, et un espace d’exploration assez libre, du moment que j’écoutais bien la voix de chacune.
Le choix d’un titre n’est jamais anodin. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez choisi le titre de ce livre ?
J’avais un titre de travail, Encore, qui est le dernier mot répété par Émilienne. Outre qu’il était un peu faible, ce titre était déjà pris – par un séminaire de Lacan. C’est Sophie Bogaert, mon éditrice, qui a proposé La ronde des poupées, tiré également du texte. J’ai tout de suite aimé ce titre, clair percutant et classique, qui dit à la fois ce cycle si important dans le roman, et l’ironie quant à ces femmes, qui sont tout sauf des poupées. Elles sont saillantes, irrégulières, elles dépassent, et elles parlent.
Pourriez-vous nous expliquer comment vous avez choisi les différentes voix et comment vous avez équilibré leurs récits pour créer un ensemble harmonieux ?
Il me semble de plus en plus que je ne choisis rien, que je suis le mouvement, et que c’est une grâce. Je crois qu’elles ont toujours été là, et que c’était à moi d’aller les chercher. Émilienne m’a aidée à les sortir du flou, certes, car elle est co-auteure de l’ensemble. La seule volonté que j’ai eue, moi scribe, c’est de laisser défiler des femmes de tous les âges. Il me fallait donc une petite fille, une ado, ainsi de suite jusqu’à Nina qui a 72 ans. Chacune intervient en écho des souvenirs également chronologiques d’Émilienne, à chaque chapitre, comme un contrepoint. Émilienne reste le motif principal, que chacune des femmes vient colorer, enrichir, faire briller.
Pensez-vous que les problématiques soulevées dans « La Ronde des poupées » reflètent des enjeux actuels ? Si oui, comment ?
Ouh là là, hélas oui ! Naturellement je ne peux parler que de mon point de vue, mon ressenti, mes observations. Il s’agit d’ailleurs presque davantage de clichés que d’enjeux : les injonctions à la minceur, à la jeunesse, la réification, tous ces enjeux, nous les connaissons, et nous continuons à les entretenir. Il m’a semblé utile de les détailler humblement, au niveau de chaque corps, de chaque conscience. Ces femmes sont des femmes quotidiennes, sont (tout) le monde. Ce qui m’intéresse le plus, c’est de réfléchir à l’internalisation des injonctions. Comment je les fais miennes, comment je peux être misogyne à mon propre égard, en me critiquant, en m’interdisant, en me censurant. Il me semble qu’une fois ces zones mises sous loupe en soi, il est plus facile de se défendre ensuite contre cette grande violence qui commence à l’abribus, avec dessus une publicité géante et retouchée d’une fille anorexique et blanche de vingt ans, qui porte un sac à main luxueux que je ne pourrai jamais acheter et dont on essaie de me faire croire que je le désire ardemment.
La galerie commerciale comme microcosme : quelle est sa signification symbolique et comment reflète-t-elle les inégalités sociales et les rapports de pouvoir ?
J’aime ce que Bruce Bégout appelle un « lieu commun », vite construit, vite abîmé, sans charme, la France moche de Télérama. J’avais exploré ces zones de lisière, ni ville ni campagne, dans La deuxième vie d’Aurélien Moreau, et je n’en avais pas fini avec ces lieux fascinants. J’ai donc choisi des toilettes de galerie commerciale de seconde zone – c’était ça ou une aire d’autoroute, dans laquelle se passera en partie mon prochain roman. J’y ai pensé avant tout pour l’esthétique (l’absence de) imposée au peuple sommé de consommer vite et de rentrer fissa chez soi. Quelques tôles et préfabriqués, des néons et du rouge à lèvre corail vendu à la chaîne – avec ça, essayez donc de ressembler à Scarlett Johansson. Le rapport de pouvoir se déploie ici dans l’absence de partie adverse : c’est la classe moyenne et populaire qui se rend au centre commercial au sortir du travail, car il y a l’hyper, moins cher, car ça va vite, car tout est concentré là. Ce ne sont pas nos puissants, ou simplement notre bourgeoisie, qui fréquentent leurs propres petites boutiques de producteurs, les grands magasins des centres villes, ou qui se font livrer. Cette France entière qui dépense là est majoritaire, et pourtant ces zones sont peu montrées, il me semble.
Y a-t-il un personnage ou une histoire en particulier dans le roman qui vous a particulièrement touchée ou qui a été plus difficile à écrire ? Si oui, pourquoi ?
C’est difficile à voir pour moi, je suis dedans, je baigne dans ces femmes, le poisson ne voit pas l’eau de l’aquarium. Je crois qu’elles me touchent toutes également, que nous vivons dans le même inconscient collectif, que nous vivons ce que ces femmes vivent. J’anime des ateliers d’écriture, et souvent les participants sont traversés par un texte par surprise, et disent : je ne sais pas d’où j’ai sorti ça. Ces femmes émergent de nous toutes, et tous, et me sont également proches.
À travers Émilienne, vous explorez la notion de réinvention personnelle. Quels aspects de sa personnalité pensez-vous sont les plus révélateurs de son désir de liberté et de découverte ?
Ce que j’admire chez Émilienne, c’est son immense vitalité. Elle est traversée par, ou a accès à, un flux qui ne peut se tarir tant qu’elle vit, un flux de « encore », énergie et curiosité. Ce flux, j’espère, nous y avons tous accès, et notre travail est de dégager les canaux obstrués. Je crois que les canaux sont obstrués par trop de « nous », de soi, de ce que nous voulons / refusons depuis notre petit moi de bric et de broc. Émilienne au contraire semble ouverte à tous les vents, ce qu’elle réinvente, peut-être, n’est pas personnel, n’est pas elle-même, mais est nous tous, humains. Deleuze parle d’énonciation originaire plurielle, de langue qui nous précède collectivement, de moi non séparé. On retrouve cet état béni lorsqu’on se dilue dans une musique, un tableau, dans l’extase, se tenir hors de soi. Émilienne se préoccupe relativement peu d’elle-même (de son image, de son parcours, de son unicité) et c’est je crois sa force.
Dans ce roman, la sororité, le féminisme et le déterminisme sont intimement liés. Comment expliquez-vous les connexions entre ces femmes malgré leurs différences sociales, culturelles et politiques ?
Je parle d’un point de vue non spécialiste, non expert, non théorique. Si l’on entre dans chacune de ces femmes, comme je le fais pour leur donner voix, comme un comédien le fait pour incarner au sens littéral son personnage, on est connecté avec tout le monde, c’est la puissance de notre empathie. Par ailleurs, et pour le dire simplement, un groupe opprimé depuis tant de temps, toutes ensemble, développe naturellement sa solidarité, sa capacité à comprendre et à partager la forme d’oppression rencontrée par chacune, peu importe le milieu.
Lorsqu’on s’intéresse à vos travaux, on constate que vous êtes une personne humaniste. Dites-nous : qu’est-ce qui vous intéresse chez les gens ?
Je souris de cette belle question. Ce qui m’intéresse chez les gens, c’est les gens. Tout. Leur courage en premier lieu, courage de vivre et d’avancer, leur désir de limiter les dégâts, leur visage, leur corps, le temps qui les marque, et tout ce qui est considéré comme défaut. Les colériques, les « gens qui doutent », mais aussi ceux qui parlent trop fort, notre besoin d’attention, notre créativité, et notre désir de donner.
Comment abordez-vous la notion de féminité dans votre écriture ? Quels aspects de cette notion vous intéressent particulièrement ?
Pour moi, il n’y a pas de féminité dans l’écriture. Le cerveau est androgyne, et nos psychismes vivent tous les sexes. Il y a des thématiques construites socialement, liées au corps féminin. Pas seulement au corps, d’ailleurs, à l’idée de féminin (douceur…) opposée au virilisme et à la performance. Je pense à un ami passé à temps partiel pour élever ses enfants : dans son entreprise, on a bloqué sa carrière mais on l’a aussi traité de chochotte. Et paf, même avec un corps masculin, on l’a basculé du côté du « sensible », du maternel, du soin, du « féminin ». Ce qui m’intéresse donc dans cette notion de féminité, c’est la grande arnaque qu’elle représente, car elle limite nos mouvements, nos désirs, et restreint notre multiple identité.
Comment concilier le désir d’épanouissement personnel avec les responsabilités sociales ?
À nouveau une réponse à mon humble niveau, non spécialiste. Il me semble que le lien, le soin des autres (notre plus grande responsabilité sociale) sont la plus grande source d’épanouissement personnel immédiat. Dans mes engagements associatifs, auprès des bénévoles que je côtoie, je vois au quotidien la joie qui vient à chacun, lorsqu’il a donné un coup de main, accompagné, pris soin. Je ne crois pas à un soi opposable et qui pourrait s’épanouir seul dans son coin.
Dans quelle mesure votre expérience en tant que psychologue influence-t-elle votre manière de construire vos personnages ? Quels mécanismes psychologiques vous semblent particulièrement pertinents pour analyser la complexité humaine ?
J’écrivais avant que de suivre des études de psychologie. Les deux reflètent un même intérêt pour la subjectivité (donc le sujet, non l’objet, objet de désir, de publicité, de quête électorale, de temps de cerveau disponible…). La psychologie est la construction occidentale récente qui nous propose, parmi d’autres, des grilles de compréhension, qui nous conviennent, ou pas. Pour ma part, elles m’aident. Ce qui me semble pertinent, c’est l’idée que nous avons tous, en nous, des couches psychologiques plus ou moins archaïques, plus ou moins évoluées, comme des oignons pensants. Je veux dire, il n’y a pas moi ici, et le fou à l’hôpital : en moi, j’ai le schizophrène, le paranoïaque, et celui qui a des TOC, tout cela peut se succéder, l’expérience est multiple, elle permet l’empathie, et nous ne sommes à l’abri de rien. Pas même à l’abri d’aller bien (ou, comme le disait mon psychanalyste, « normalement mal »), ce qui arrive de temps en temps, tout de même.
Entretien réalisé le 14 septembre 2024
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