Une chance amère, écrit par l’écrivaine Alice Dumas Kol, est un livre puissant et poignant qui explore les douleurs de la guerre au Cambodge, les déchirements de l’exil vers la France, et cette quête intime pour trouver un chez-soi dans un monde où se sentir chez soi est un défi permanent.
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Alice Dumas Kol est née à New York. Elle a grandi à Paris. Elle y exerce son métier de psychanalyste, après avoir travaillé pour le ballet Preljocaj plusieurs années. Une chance amère est son premier roman.
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Pourriez-vous nous en dire davantage sur le choix du titre de votre livre ?
À travers ce titre en apparence paradoxal, j’évoque la difficulté de vivre avec le poids d’un événement traumatique.
Dans mon roman, les protagonistes ont eu la chance de fuir le Cambodge à temps, échappant ainsi à une mort certaine et aux camps de travail des Khmers Rouges.
Pour autant, c’est une chance dont ils ont bien du mal à profiter car la culpabilité du survivant les ronges. Pourquoi je m’en suis sorti et pas les autres ? Est-ce que cela a un sens ?
La froideur rationnelle du « coup de chance » ne permet pas d’assumer l’horreur des témoignages qui leur parviennent petit à petit depuis leur « refuge » en France.
Alors leur vie après le drame se construit dans cet entre deux d’une existence qui a bien du mal à rester du coté des vivants.
Mes personnages invoquent régulièrement les morts qui semblent parfois plus présent que les vivants, avec qui il devient de plus en plus difficile de cohabiter.
Le remplacement du terme « réfugiés » par « arrachés » est une perspective intrigante. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous avez opté pour ce mot et comment il s’intègre dans le récit ?
Mes personnages n’ont pas décidé de quitter leur pays de leur plein gré. Ils ont fui une situation chaotique dans un pays où se trouvaient leur véritable foyer, où ils avaient une situation sociale plus que confortable.
En France, ils ont vécu avec le regret de leur pays natal dont ils ont été arrachés par les circonstances. Aussi, je trouve le terme de réfugiés trop doux, trop chaleureux et maternant par rapport à la réalité de leur existence en France, quand on voit le racisme auquel ils ont dû faire face au quotidien.
Il me semble que le terme de refuge ne met pas assez l’accent sur la difficulté qu’ils ont eue à quitter leur pays.
Lorsque vous écriviez sur votre famille et leur fuite du Cambodge, y a-t-il un moment particulier ou un détail unique dans cette histoire qui a profondément impacté votre propre perception de la vie ?
Oui.
Je crois en effet que cette image de ma famille qui quitte du jour au lendemain leur maison dans laquelle ils ne retourneront jamais, m’a particulièrement marquée. Je me suis souvent imaginé cette journée, prenant place dans le bateau par lequel ils ont fui. Me repassant les détails du récit « il a glissé une arme dans ma poche en me disant que j’étais l’aînée de la famille et que je devrais en prendre soin en son absence… », « j’ai fait mon sac en quelques minutes, ne prenant que le strict nécessaire, pensant revenir dans quelques jours », « j’ai vu dans les yeux de mon père qu’il était perdu, il ne savait pas quoi faire. Le voir ainsi a été une énorme désillusion. ».
J’ai été très impactée par ces bouts de récits qui traduisent le basculement interne vécu par ma mère et sa fratrie et où ils ont perdu des bouts de leur enfance et de leur innocence.
Votre récit est à la fois émouvant et intense, abordant des sujets cruciaux. Le thème du déracinement et de l’exil est particulièrement sensible. Pourriez-vous nous donner un aperçu des coulisses de votre travail ? Comment avez-vous réussi à équilibrer l’authenticité historique avec la création d’une histoire romanesque ?
Après le décès de ma mère, j’ai avant tout voulu mettre noir sur blanc le souvenir de cette histoire qu’elle m’avait transmise et qui avait pris forme dans ma tête au fur et à mesure des années.
Je ne m’inscris pas dans une démarche de véracité historique absolue, j’ai avant tout voulu rester fidèle au récit de ma mère et aux images créées par ce dernier dans mon esprit. C’est ce récit, d’une mère à sa fille, que j’ai écrit. Un récit qui a vécu dans nos corps à toutes les deux, un récit charnel, archaïque avant d’être un témoignage historique.
Alors j’ai d’abord pris le parti d’écrire sans faire de recherches particulières. Puis, une fois que mon histoire avait commencé à prendre forme, j’ai interrogé mes oncles et tantes pour donner plus d’ampleur à mon écrit. J’ai rapproché les témoignages pour m’assurer qu’ils concordaient et j’ai complété par quelques recherches pour inscrire mon roman dans son contexte historique.
Quel a été le défi le plus important que vous avez rencontré en écrivant ce livre ? Comment l’avez-vous surmonté ?
Le plus grand défi a été de m’autoriser à écrire cette histoire alors que je ne l’ai, a priori, pas vécue directement. Cela a été d’autant plus difficile qu’il reste de nombreux survivants de cette période, dont je me suis figurée (peut-être à tort) qu’ils ne comprendraient pas forcément ma démarche.
En effet, je crois que ce récit s’adresse d’abord aux enfants des survivants de la période Khmers Rouges, qui ont eu à vivre avec des personnes hantées par ce traumatisme. C’est la singularité de cette relation que j’ai voulu mettre en avant tout en ayant très peur de «l’indécence » de ma démarche.
Cependant, le décès de ma mère a été une telle déflagration pour moi, qu’il m’a permis de relativiser ces enjeux. Il y avait véritablement une urgence vitale à écrire ce texte, en dépit de ce que cela pourrait engendrer de mécontentement, de scission d’avec certaines générations.
Votre récit met en lumière la rébellion et l’affirmation de soi des femmes. Pourriez-vous partager vos réflexions sur ce thème et expliquer son rôle dans l’histoire ?
Ce roman, je l’ai écrit certes après le décès de ma mère, mais également après la vague #metoo, qui a très probablement aussi été un déclencheur pour moi.
Je me suis dit que ce récit intime, impudique parfois, avait lui aussi le droit d’être narré. J’ai peut-être fait un parallèle entre la voix des femmes et celle de ces réfugiés du Sud-Est asiatique dont on entend peu la parole, et dont on vante seulement la bonne intégration en France, parce qu’ils ne font pas de bruit.
J’ai voulu mettre au jour cette histoire douloureuse, à vivre et à entendre. Et puis, il vrai que cette histoire me lie aux femmes qu’ont été avant moi ma mère et ma grand-mère, femmes qui me manquaient alors terriblement puisqu’au moment où j’ai écrit ce livre, je devenais mère à mon tour.
Entretien réalisé le 28 novembre 2023.
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