Vincent Cespedes nous parle de son livre La société de la trahison, publié chez Albin Michel.

« Ce livre est une anatomie de la trahison.
Un scalpel qui dissèque les techniques, les méthodes, les justifications.
Il ne distribue pas de blâmes, il dévoile les rouages.»
– Vincent Cespedes
..-..-..
Vincent Cespedes, né à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), est un philosophe, essayiste, chroniqueur, conférencier, compositeur et plasticien français. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages.
Acheter le livre Ici… La Société de la trahison de Vincent Cespedes
Lire aussi cet Article… Entretien avec Vincent Quivy
Écouter cet Album… Vincent Cespedes • Album • Ysiya
INTERVIEW
Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ?
Parce que nous vivons dans une société de la trahison, et que tout le monde fait semblant de ne pas le voir. Parce que la trahison n’est plus une déviance honteuse, un raté moral, un accident tragique : elle est devenue un rouage, une norme, une stratégie officielle. Elle n’a plus besoin de la nuit pour s’exécuter, plus besoin d’empoisonner un roi ou de poignarder un ami dans le dos : elle s’enseigne dans les écoles de commerce, elle est intégrée aux algorithmes des plateformes, elle s’affiche sur les réseaux avec des filtres et des bobards. Et je parle en connaissance de cause. Je l’ai vue, je l’ai vécue, j’en ai été acteur, complice et victime. Pas dans un drame shakespearien ou un complot d’État, non : dans un jeu télévisé. Les Traîtres, sur M6.
Une émission où l’on doit mentir, manipuler, trahir pour « survivre », sous les yeux amusés du public. Un laboratoire grandeur nature, une allégorie de notre époque. On y découvre que la trahison, loin d’être un coup de théâtre, est un processus, une mécanique, une logique d’érosion progressive des serments. J’y ai vu des alliances naître, des regards se dérober, des fidélités se disloquer sous le poids du doute. J’y ai senti, dans mon propre corps, ce moment où l’on bascule : trahir avant d’être trahi. Or, c’est précisément ce réflexe qui définit notre époque. Nous avons intégré l’idée que la confiance est un luxe et que la loyauté est un handicap. L’ère numérique n’a rien arrangé : pourquoi se fatiguer à trahir spectaculairement quand on peut juste cesser de répondre ?
Avant, on mettait des mots sur la trahison, aujourd’hui, elle s’exécute par omission. Un silence, une absence, un « vu » sans réponse. C’est la trahison passive, douce, muette, mais tout aussi ravageuse. Dès lors, ce livre s’est imposé. Parce qu’il ne s’agit pas simplement d’un fait de société ou d’un concept philosophique, mais d’une clé de lecture de notre époque. Si en 2013, j’écrivais L’Ambition ou l’épopée de soi (Éd. Flammarion), c’était pour analyser une force qui, bien employée, pouvait mener à l’accomplissement. Mais j’ai vite compris que l’ambition est inséparable de la trahison. Pas forcément parce que tout ambitieux est un traître, mais parce que les systèmes dans lesquels nous évoluons nous y poussent, nous y encouragent, et nous punissent si nous ne nous y plions pas.
Regardez autour de vous. Le politique ne tient plus ses promesses, il les « réajuste » ; on ne « licencie » plus, on « optimise » ; l’artiste ne renie pas ses idéaux, il « adapte sa DA » à son public. Gérard Depardieu, après avoir passé des décennies à clamer sa liberté brute, est aujourd’hui rattrapé par des accusations et des paroles si abjectes qu’il trahit non seulement son image, mais aussi l’idée même de l’artiste libre qu’il prétendait incarner. Yann Moix, lui, trahit en direct ce qu’il feint d’être : un polémiste critique, alors qu’il n’est qu’un adolescent enfermé dans une bouffonnerie misogyne. Tout ce qui nous entourait comme étant « solide » se fissure, tout ce qui était « valeur » devient monnayable, tout ce qui était « intègre » se révèle n’être qu’une posture provisoire. Et si ce n’était que le monde du spectacle, encore !… Mais c’est l’ensemble du corps social qui suit cette pente.
Qui croit encore aux serments de managers pervers ? Imagine encore un banquier tenir parole face à ses clients ? Qui peut encore donner sa confiance sans un arrière-goût d’inquiétude ? La société de la trahison n’est pas une société où les gens trahissent plus qu’avant : c’est une société où nous avons intégré que la trahison était inévitable. C’est cela, l’urgence de ce livre. Comprendre pourquoi nous avons cessé de croire en la parole donnée. Parce qu’une société où la confiance s’effondre s’effondre avec elle. Rome ne s’est pas effondrée sous les coups de boutoir des « barbares », mais parce que plus personne ne croyait aux serments. Quand, en 476, le dernier empereur d’Occident, Romulus Augustule, fut déposé par le chef germain Odoacre, il ne connut ni exil spectaculaire ni fin tragique.
On le laissa simplement disparaître dans l’oubli, sans fracas, comme si l’empire lui-même s’était vidé de son sens avant même sa chute. Voilà où mène l’institutionnalisation de la trahison : un monde où le pacte ne vaut plus que comme contrat précaire, où l’engagement n’est qu’un simulacre réversible, et où même l’effondrement se fait sans panache. Mais ce livre n’est pas un pamphlet de désespoir. Il est une cartographie de nos nouvelles servitudes, et surtout, une réhabilitation de la loyauté.
Le mot « trahison » est chargé d’émotion et de jugement. Comment avez-vous réussi à l’examiner sans tomber dans la simple condamnation ?
Parce que la trahison n’est pas un coup de poignard dans le dos, c’est une mécanique, une stratégie, une valse en trois temps : l’alliance, la livraison du trahi au dédicataire, l’effondrement. Une ingénierie du basculement, une science de la destruction feutrée. Judas n’a pas seulement vendu Jésus pour 30 deniers, il l’a « livré », au sens premier du mot « trahison » (tradere en latin). Le traître ne lâche jamais sa victime dans le vide : il la remet entre les mains d’un autre pouvoir, d’un autre système. C’est ce que j’appelle le « dédicataire » : celui pour qui le traître trahit. Un maître, un dogme, une idéologie, un intérêt supérieur.
C’est ce que j’ai voulu explorer dans ce livre. Pas seulement pointer du doigt les Judas modernes, mais montrer comment et pourquoi la trahison est devenue un système structurant de notre époque. Nous sommes passés d’une société où la trahison était un acte exceptionnel, puni, méprisé, à une société où elle est rationalisée, admise, encouragée.
Ce livre est donc une anatomie de la trahison. Un scalpel qui dissèque les techniques, les méthodes, les justifications. Il ne distribue pas des blâmes, il dévoile les rouages. Car tant que nous continuerons à voir la trahison comme une simple lâcheté individuelle, nous resterons aveugles à la grande trahison systémique qui structure nos vies.
Vous traitez la trahison sous toutes ses formes, du quotidien aux sphères les plus vastes. Était-ce une évidence pour vous ?
Évidemment. Réduire la trahison à une histoire de cœur brisé ou d’ami indélicat, c’est comme croire que le Titanic a coulé à cause d’un simple glaçon. La trahison est partout : elle s’infiltre dans l’intime, gangrène le politique, structure l’économie, façonne l’Histoire.
Byzance ne tombe pas en 1453 parce que les Ottomans étaient trop forts, mais parce que ses élites avaient déjà bradé ses murailles. La Révolution française ne s’écroule pas sous la guillotine, mais sous l’accumulation de reniements stratégiques qui la vident de sa substance. De la promesse politique non tenue au contrat de travail qui se volatilise, la trahison cybermoderne n’a plus besoin d’être dramatique : elle est fluide, technique, aseptisée.
Voilà pourquoi ce livre embrasse tout. Parce qu’une civilisation ne meurt pas sous les coups de ses ennemis, mais sous les trahisons invisibles de ceux qui auraient dû la défendre. Qu’un amour ne s’effondre pas sur une dispute, mais sur une suite de petits renoncements imperceptibles. Parce que la trahison n’est pas un scandale : c’est une habitude.
Certains considèrent qu’on ne peut être trahi que si l’on a été naïf. Êtes-vous d’accord avec cette idée, ou est-ce une manière de blâmer la victime ?
C’est la vieille rengaine du « c’est de ta faute, t’avais qu’à voir venir ! ». Comme si la trahison n’était pas une faute, mais une leçon. Comme si l’aveuglement du trahi excusait la lame du traître. Ce raisonnement, c’est la double peine : on vous tire dans le dos, et en plus, on vous reproche de ne pas avoir mis un gilet pare-balles. Mais la vraie question n’est pas la naïveté. Elle est dans la confusion entre fidélité et loyauté. La fidélité, c’est un piège. On s’endort dedans. On croit que l’autre sera toujours là, que le pacte est gravé dans le marbre, et quand il se brise, on tombe de haut parce qu’on somnolait. La loyauté, en revanche, est une vigilance. C’est une danse, une conscience mutuelle du lien qui se joue, un engagement réinventé à chaque pas.
Trotski n’était pas naïf. Il savait que Staline jouait à un jeu dangereux, il savait que la révolution pouvait se trahir de l’intérieur. Mais il croyait que la fidélité dans les idéaux suffirait à contenir l’ambition des hommes. Il avait la fidélité d’un révolutionnaire, mais pas la vigilance d’un stratège. Il a cru que l’Histoire avait un sens, alors que Staline savait qu’elle avait juste des opportunités. Alors non, on ne peut pas être trahi que si l’on est naïf. On est trahi parce qu’on a dormi dans la fidélité au lieu de danser dans la loyauté. Parce qu’on a voulu croire qu’un serment suffisait à conjurer le pire. Et si la seule solution contre la trahison était de ne plus jamais faire confiance, alors autant tout brûler tout de suite et danser sur les cendres.
Quand on regarde l’histoire, on voit que certaines trahisons ont changé le cours du monde. Y a-t-il une trahison qui vous fascine particulièrement ?
La trahison la plus fascinante n’est pas toujours celle qui fait couler le plus de sang, mais celle qui révèle, avec une cruauté implacable, les pièges invisibles de la fidélité. Celle qui démontre que rester fidèle trop longtemps, c’est parfois déjà trahir. Par exemple, Friedrich Reck-Malleczewen, un aristocrate allemand, un écrivain conservateur, un homme qui, dans les années 1930, regardait Hitler avec une moue de mépris distingué. Il n’aimait pas le nazisme, il trouvait ses leaders vulgaires, bruyants, indignes de la grande tradition allemande. Mais il ne s’opposait pas non plus. Il restait fidèle.
Fidèle à son milieu, à son cercle, à cette idée que l’Histoire suivait un cours rationnel et que l’Allemagne finirait bien par se réveiller. Il dormait. Comme tant d’autres. Jusqu’au jour où il se rend compte que son « attente prudente » est déjà une forme de collaboration. Que l’inaction est une trahison par défaut. Que sa fidélité aux siens l’a transformé en complice involontaire d’un régime dont il n’a jamais voulu. Alors il se réveille. Trop tard. Il commence à écrire contre le régime, clandestinement. Il brise enfin l’allégeance à son monde. Dénonce l’abjection, la compromission de son entourage, cette haute société allemande qui a voulu « composer » avec Hitler jusqu’à s’y perdre. Il trahit son propre milieu pour être enfin fidèle à quelque chose de plus grand : l’humanité. Résultat ? Il est arrêté et exécuté en 1945, quelques semaines avant la fin de la guerre.
Il aura compris, il aura agi, mais l’Histoire ne lui aura pas laissé le temps d’être sauvé. C’est une trahison vertigineuse parce qu’elle pose la seule question qui vaille : à quoi être fidèle ? À son camp ? À ses proches ? Ou à des principes qui dépassent l’époque, les convenances et même l’instinct de survie ? Reck-Malleczewen est un cas d’école de la fidélité toxique, « particulière » (par opposition à la fidélité en l’humanité globale). Il croyait pouvoir rester neutre. Mais la neutralité n’existe pas dans un monde qui bascule. Il croyait pouvoir protéger son monde en y restant attaché. Mais à quoi bon être fidèle à un navire qui coule ? Son histoire est un rappel brutal que trahir les traîtres est parfois le seul moyen de rester digne. Que la loyauté n’est pas un enchaînement, mais une vigilance. Et qu’il vaut mieux contre-trahir tôt que se réveiller trop tard.
Sommes-nous entrés dans une époque où il faut trahir pour réussir ?
Non. Nous sommes entrés dans une époque où il faut trahir pour ne pas être en retard sur les autres traîtres. La nuance est essentielle. La trahison n’est pas un accident de parcours, c’est une stratégie intégrée, un modèle économique, un principe d’optimisation.
Regardez autour de vous. Les start-ups vendent du rêve de rupture avant d’être rachetées par ceux qu’elles prétendaient combattre. Mark Zuckerberg nous vendait Facebook comme un outil de connexion humaine avant de le transformer en une dystopie publicitaire. Les carrières fonctionnent sur la même logique. Le salarié modèle est celui qui sait quitter le navire avant que le capitaine n’ait l’idée de le jeter à l’eau. La loyauté n’est plus un atout, c’est un handicap sur le CV. On ne « s’engage » plus, on « reste compétitif ». Politiquement, n’en parlons pas. Le reniement n’est plus un scandale, c’est une compétence. Emmanuel Macron s’est fait élire sur la promesse d’un renouveau démocratique, puis a gouverné comme un monarque techno-libéral. Joe Biden nous vendait la reconstruction sociale, puis a enrichi Wall Street comme jamais. Chaque programme politique est une déclaration d’amour qu’on sait pertinemment écrite sur du papier jetable.
Alors oui, trahir est devenu un passage obligé. Pas par machiavélisme pur, mais parce que tout est conçu pour que la loyauté soit suicidaire. On ne trahit pas pour avancer, on trahit pour ne pas être balayé par le flot. Mais la vraie question est ailleurs : réussir quoi ? Si réussir, c’est être au sommet d’un monde sans serments et sans attaches, alors oui, il faut trahir. Mais si réussir, c’est bâtir quelque chose qui tienne debout sans renier tout ce qu’on est… alors la trahison n’est pas une fatalité. C’est un test. Celui qui distingue ceux qui savent danser avec la loyauté de ceux qui la bradent au premier acheteur.
Lorsqu’on a été trahi, comment fait-on pour avancer sans tomber dans la paranoïa ?
On nourrit la rancune. Mais pas la rancune acide qui ronge de l’intérieur, celle qui transforme la douleur en bile et finit par nous momifier dans l’amertume. Non, la rancune flamboyante. La rancune solaire. Celle qui éclaire, qui aiguise, qui donne du style à nos cicatrices et nous empêche de sombrer dans l’oubli. Prenez Marie Stuart : trahie par son propre sang, enfermée, exécutée – et pourtant, qui a laissé une empreinte plus indélébile qu’elle ? Elle n’a pas eu le temps de contre-trahir, mais son fantôme a hanté ceux qui l’ont trahie. Regardez David Bowie : après l’implosion du Spiders From Mars, son groupe mythique, il aurait pu se consumer dans la nostalgie. Il a préféré renaître sous d’autres formes, muter, trahir lui-même ses anciennes identités pour mieux leur survivre. Voilà ce qu’il faut comprendre : si vous refusez de contre-trahir, c’est la trahison qui vous avale.
Et moi ? Moi j’ai fait comme eux. J’ai écrit, j’ai composé. Mon dernier album, Ysiya est d’ailleurs une cartographie de cette lutte intérieure. C’est un album qui parle des trahisons et de ce qu’on en fait. Pas juste celles qu’on subit, mais aussi celles qu’on porte, celles qu’on laisse derrière nous comme des peaux mortes pour pouvoir avancer. Chaque chanson est un éclat de rancune transformée en lumière. Parce que la rancune, si elle est bien cultivée, devient une force. Mandela n’a pas pardonné par faiblesse, il a pardonné parce qu’il savait que l’autre option – devenir le miroir de ses bourreaux – était une trahison encore pire. Parce qu’il y a une différence entre pardonner et oublier. Oublier, c’est s’endormir. Pardonner, uniquement si le traître l’implore et qu’il amende radicalement et concrètement sa conduite, c’est réécrire l’Histoire sans se laisser piéger par elle.
Voilà comment on avance : en transformant la trahison en matière première. En l’alchimisant. En en faisant une œuvre, un combat, une énergie. Si l’on n’apprend pas à contre-trahir, on devient juste une ruine sur laquelle les autres continueront de marcher. Et nul n’a l’intention de devenir un monument funéraire.
#VincentCespedes #Philosophie #Trahison #SociétéDeLaTrahison #Loyauté #AlbinMichel
Laisser une reponse