Clara Marchaud nous parle de son livre Un si long mois de février, publié chez Plein Jour.
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INTERVIEW.
Qui est Clara Marchaud ? Parlez-nous de vous et de votre parcours.
Je suis journaliste en Ukraine depuis février 2021.
J’ai étudié le russe à l’école et à l’université puis j’ai appris l’ukrainien après un premier voyage en Ukraine en 2016 quand j’étais étudiante. Je faisais à l’époque des études spécialisées sur l’Europe centrale et orientale à Sciences Po. Cela m’intéressait de mieux comprendre ce pays et plus tard, comme je suis une passionnée de langues, j’ai commencé à apprendre l’ukrainien que je parle couramment aujourd’hui. Je pressentais d’ailleurs déjà à l’époque que je ne voulais pas travailler en Russie à cause des restrictions imposées aux journalistes.
Après un master et quelques contrats en France pour l’AFP, je suis partie m’installer en Ukraine pour devenir correspondante pour des médias français, en particulier Le Figaro, L’Express et Mediapart. Quand l’invasion à grande échelle a commencé, je suis restée en Ukraine et j’ai continué à travailler.
Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ?
Quand je suis rentrée en France, j’avais l’impression qu’un immense mur s’était érigé entre mes proches et moi, avec ma famille, mes amis français. Ils ne comprenaient pas du tout ce que je vivais en Ukraine et ce que mes amis ukrainiens vivaient, même si paradoxalement je racontais tous les jours les souffrances de la guerre dans mes articles. Les gens que je ne connaissais pas, que je rencontrais à des conférences par exemple, me posaient encore plus de questions : comment j’ai fait pour trouver un appartement au milieu des ruines à Kyiv (il n’y a pas de ruines), est-ce qu’il y a des pénuries alimentaires (ce n’est pas le cas), quel vol j’ai pris pour rentrer (l’espace aérien est fermé depuis deux ans)…
En tant que journaliste, vous montrez beaucoup plus les images de destruction, de ce qui sort de l’ordinaire, que les images du quotidien. Mais l’ordinaire change également pendant la guerre. L’image mentale de la guerre chez beaucoup de Français lambda, ce sont les tranchées, les bombes, les soldats. Mais pour une immense majorité d’Ukrainiens, qui ne vivent pas sur la ligne de front, qui ne sont pas des soldats d’assaut, la guerre ce n’est pas ça. C’est le vide. Ce sont les absents, les familles séparées, l’impossibilité de vivre chez soi, le sentiment constant d’insécurité, l’impossibilité de prévoir sa vie au-delà de deux semaines, l’inquiétude face à la mobilisation qui semble inéluctable, l’attente de la permission pour les militaires. Ce ne sont pas des éléments visibles.
Et par ailleurs, quand nous écrivons sur les Ukrainiens dans la guerre, les lecteurs ont parfois du mal à s’imaginer que ces gens ont une vie comme la leur. Au-delà de l’image de héros ou de victimes, ce sont des individus avec une famille, des amis, des rêves, une maison, des émotions… Je trouve souvent des personnes que j’interviewe par des amis d’amis. Que ce soit des familles de personnes décédées ou disparues, des victimes de crimes de guerre. Quand vous êtes intégrés dans la société ukrainienne, il n’est pas difficile de trouver ces personnes. L’ampleur des violences est massive. Elles touchent toute la société. C’est une guerre totale.
Dans le livre, je prends l’exemple de l’amour en temps de guerre : d’un couple d’amis qui a divorcé parce que l’un se cachait de la mobilisation et que l’autre été très active dans l’effort de guerre, d’une amie, Nina, dont l’amoureux a été blessé à Marioupol puis prisonnier et qu’elle a dû aller aider à l’hôpital pendant des mois après son échange, de mes amies célibataires à Kyiv qui se retrouvent dans des rendez-vous étranges avec des militaires en permission pour une journée…
Ce n’est pas quelque chose que vous pouvez raconter autour d’un café. Quand on vous demande “comment ça va”, c’est difficile de répondre “je suis contente car le copain de mon ami a été libéré”. Vous dites “j’habite en Ukraine” et les gens vous regardent comme si vous aviez une maladie incurable. Comme si la guerre n’arrivait qu’aux autres. La guerre crée une énorme distance qui se crée alors que notre vie n’était pas si différente de celles des Ukrainiens il y a encore deux ans. C’est une violence supplémentaire, la guerre efface votre humanité. C’est aussi car, pour la plupart des Français, la dernière expérience d’une guerre totale était la Seconde Guerre mondiale, il y a presque 80 ans. Les témoins se font de moins en moins nombreux et avec eux, la mémoire du quotidien pendant un conflit disparaît.
Et la distance va dans les deux sens. Souvent les gens que j’interviewe en Ukraine me disent “vos lecteurs ne peuvent pas comprendre, car ils n’ont pas vécu la guerre”. Et en tant que journaliste, je vis cela comme un échec. Après presque deux ans à travailler comme reporter, j’avais l’impression que les articles ne suffisaient plus à raconter le quotidien et les émotions des Ukrainiens. Une vie ordinaire auquelle les français peuvent s’identifier, mais qui ne mérite pas une page dans un quotidien.
Dans ce livre, je veux raconter le quotidien, répondre aux questions qu’on ne se pose même pas. Comment on mange pendant la guerre, c’est quoi l’expérience d’un bombardement, comment fait-on le choix de s’engager ou non. Un des premiers lecteurs, m’a dit “c’est étrange, mais en fait, les Ukrainiens ont les mêmes problèmes que nous, la guerre s’ajoute à la vie”.
Le 24 février 2022, vous êtes en Ukraine lorsque soudainement, il y a une invasion russe, et vous vous retrouvez catapultée dans le rôle de reporter de guerre. Racontez-nous cette expérience.
Disons que ce qui m’a le plus marquée n’est pas de devenir reporter de guerre. En tant que correspondante, tout un coup la guerre arrive chez vous (littéralement des tanks étaient dans mon quartier). Vous devez continuer votre travail de journaliste et en même temps, gérer tous les problèmes liés à la vie quotidienne. Le fait que votre appartement est dans un quartier trop dangereux, donc vous ne pouvez pas aller chercher des vêtements de rechange, la peur que des pilleurs viennent chez vous, la peur pour chacun de vos proches.
Le 24 février, tout d’un coup en réponse à un “ça va” par SMS, on répondait “oui, je suis vivant”. J’ai une expérience de reporter de guerre particulière car la guerre est arrivée chez moi et j’ai simplement continué mon travail.
Avec ce livre, je voulais justement raconter ce quotidien qui change chez les personnes que je vois. Le raconter aussi avec humour, car la guerre provoque de l’absurde et on en rit beaucoup. On vit plus fort d’une certaine manière.
Comment parvient-on à retrouver une vie normale après avoir été témoin de telles horreurs ? Quels sont vos secrets pour surmonter ces épreuves et continuer d’avancer ?
On pourrait se poser la question de comment on revient à une vie normale après avoir vécu de telles horreurs. Il y a quelques jours, j’étais justement en train de faire un reportage à Boutcha, deux ans après les massacres. Si vous arrivez dans la ville près de Kyiv, à part les quelques bâtiments encore détruits par des frappes, vous ne voyez pas les cicatrices de l’occupation. Vous ne vous dites pas qu’il y avait des corps partout sur ce même goudron où vous mettez les pieds. Seul un monument rappelle que derrière l’église il y avait une fosse commune où les habitants ont enterré de leurs mains leurs voisins fusillés par les Russes. Au moins 422 personnes tuées rien que dans cette ville. Et pourtant deux ans après, les écoles, les centres commerciaux sont ouverts, les gens se baladent dans la rue, promènent leurs chiens. Il y avait même un McDo ouvert ! Les journalistes disent parfois “la vie reprend”, mais elle ne s’est jamais arrêtée, elle était juste dédiée à la survie. Mais même si vous ne voyez pas les cicatrices de l’occupation, dès que vous parlez aux gens, deux ans après, ils ont encore les larmes aux yeux quand ils parlent de l’occupation. Ils ont très peur que l’aide occidentale s’arrête et que les Russes reviennent pour les tuer.
Sur le plan plus personnel, la guerre fait partie intégrante de ma vie car mes amis sont ukrainiens, mon compagnon est ukrainien, que l’Ukraine est encore mon “chez moi”. J’ai la chance de pouvoir passer du temps hors d’Ukraine assez régulièrement, dans un endroit avec de l’électricité et où on n’est pas réveillé par les sirènes et les bombardements. Mais quand je rentre en France, la guerre ne s’arrête pas pour moi. J’écris encore à ma belle-famille et à mes colocataires à Kyiv quand il y a une frappe pour savoir si ce n’est pas tombé chez eux. Une amie dont je parle dans le livre, Nina, m’a appelé en pleurant il y a quelques semaines parce que son ancien collègue a été tué au combat. Une autre me raconte l’état de sa maison sous occupation. C’est tout cela que je raconte dans le livre.
Et puis on pourrait se demander : c’est quoi une “vie normale” ? C’est la vie d’avant, où l’on pensait encore que la guerre totale était impossible ? La vie d’avant ne reviendra pas, même si demain la guerre s’arrête, que l’Ukraine gagne, que tous mes amies réfugiées en Europe de l’Ouest reviennent, que ceux qui se sont engagés peuvent poser leurs armes… Jamais on ne vivra de la même façon en Ukraine. Je fais le parallèle avec ma grand-mère dans le livre qui, 80 ans plus tard, pense encore à la guerre alors qu’elle avait cinq ans quand c’est arrivé. C’est une expérience qui ne s’oublie pas, et qui sera toujours avec vous. Pour certains, elle continuera de les hanter la nuit. Pour d’autres, cela signifie que leurs maris, leurs frères, leurs sœurs, leurs enfants ne reviendront pas car ils ont été tués. C’est une immense douleur qui ne s’effacera pas. Et encore plus si la guerre continue et que l’Ukraine perd ou que le conflit devient “gelé”. Cela veut dire qu’un pays peut en envahir un autre, prendre du territoire, tuer et torturer les civils en Europe au 21ème siècle, sans conséquences. Ce serait effrayant de vivre dans un continent pareil.
Pouvez-vous nous expliquer l’impact émotionnel de la guerre en Ukraine sur les civils et les défis des personnes fuyant la violence, en donnant des exemples concrets ?
La guerre change votre rapport aux émotions. Au départ, c’est un énorme choc, ce que les psychologues appellent l’état de stress aigu. Votre cerveau n’arrive pas à assimiler ce qu’il se passe. Je le raconte d’ailleurs dans le livre dans le premier chapitre “rêver”, c’est la sensation que tout cela n’est pas réel. Qu’on va se réveiller et que tout cela n’était qu’un cauchemar. On perd un peu la notion du temps, car le temps n’est plus marqué autour du calendrier, des week-ends. Tout est lié à la guerre et à la survie. La seule chose qui marque un peu le temps de la guerre, c’est le couvre-feu qui est de 22h ou minuit jusqu’à 5h du matin selon les régions. C’est aussi un énorme impact physique. Le manque de sommeil, la tension constante, l’incertitude, la peur pour ses proches. Pendant la première année, c’était très marqué dans toute l’Ukraine. L’épuisement est évident pour toute la population, encore plus pour les militaires et les civils qui habitent près de la ligne de front.
Avec le temps, il y a une certaine habituation à la violence, au rythme de la guerre et au danger, d’autant plus que la ligne de front est plutôt figée. Par exemple, quand je suis revenue à Kyiv début février, en sortant de la gare centrale, une explosion a retenti juste en face de l’entrée. Il y a une centrale électrique et des bâtiments administratifs régulièrement touchés à 300 mètres. Un grand “boum” pendant la sirène. Mais personne n’a vraiment réagi, car l’explosion a fait le bruit spécifique de la défense aérienne. Pour faire simple, ce sont les Ukrainiens qui avec un missile détruisent un autre missile russe. Chacun a continué à chercher un taxi ou un café au kiosque. Il y a presque une espèce de fierté “ça ne m’atteint pas” chez les Ukrainiens. Et puis les bombardements sont assez réguliers… on ne va pas s’arrêter de vivre quand même ! Le corps s’habitue d’une certaine manière à avoir constamment ces signaux de danger. C’est d’ailleurs pour cela que vous voyez des civils qui se baladent dans des villes de la ligne de front qui ne sursautent plus et ne réagissent plus aux bombardements. Ces personnes acceptent le fait qu’elles peuvent mourir en allant chercher de l’eau. C’est humain en réalité, de s’adapter. Et en même temps, c’est très mauvais, car beaucoup d’Ukrainiens ont des problèmes de santé liés au stress, au manque de sommeil.
Les psychologues observent parfois, notamment chez les réfugiés, que c’est une fois que la personne est en sécurité qu’elle va avoir des crises de panique, d’angoisses et des insomnies. Car le corps se permet enfin de lâcher prise. Au début de l’invasion, quand tout le monde fuyait vers l’UE et vers l’Ouest, je me souviens du poste frontière entre la Pologne et l’Ukraine, de voir des personnes pleurer de façon hystérique alors qu’elles avaient tenu pendant plusieurs jours. Je me souviens très bien d’une femme originaire de Kharkiv avec trois enfants, en mai 2023 à la frontière. La plus grande avait 13 ans peut-être. Elle avait complètement perdu la tête. Ils avaient certainement passé plusieurs jours sans dormir ni se laver, peut-être des semaines à se cacher dans les caves avant ça. Elle répétait frénétiquement qu’elle voulait prendre le train du retour vers Kharkiv car elle ne savait pas où aller et c’est sa fille qui essayait de la convaincre : “maman, on ne va pas rentrer sous les bombes, on va trouver quelque chose.” Son cerveau n’avait plus de repères et n’avait pas assimilé qu’être à la maison était désormais synonyme de danger. Et heureusement des bénévoles polonais les ont pris en charge. Paradoxalement, on voit souvent les enfants prendre un peu en charge leurs parents. Quand les parents n’en peuvent plus, les enfants deviennent l’adulte. Ce n’est que plus tard que les problèmes psychologiques se manifestent chez les enfants.
Finalement, après avoir traversé toutes ces épreuves, quels souvenirs gardez-vous de ce pays ?
J’y vis encore donc les souvenirs sont plutôt des images qui continuent d’être créées. Paradoxalement, cette expérience m’a appris que l’humain est très adaptable et survit à beaucoup de choses. Et beaucoup d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes m’ont dit que la guerre leur a permis de savourer ce qu’ils avaient, de savourer le quotidien, le temps passé avec les proches : une mère de famille m’a dit qu’elle adorait désormais aller au spectacle de l’école car c’est comme la vie d’avant, un soldat me disait qu’il savoure les colis avec du café et des gâteaux que sa femme lui envoie par la poste. Cela lui rappelle le quotidien. Personnellement, après deux mois avec presque pas d’électricité à l’hiver 2022, c’est vraiment un plaisir de pouvoir faire une lessive ou utiliser le sèche-cheveux quand je veux. Exemple encore plus extrême : un soldat qui a perdu son odorat et une partie de la vue dans une frappe, m’a dit apprécier encore plus le fait de pouvoir marcher, de ne pas avoir perdu ses jambes. Il a été démobilisé mais a déjà créé une application pour aider les blessés dans leurs procédures administratives. C’est ça pour moi l’Ukraine, ce sont les gens qui la font, qui font tout pour la faire vivre.
Entretien réalisé le 12 mars 2024
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