Entretien avec Étienne Bouche

Etienne BOUCHE @Philippe Matsas
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Le Défi de Memorial face à Poutine : Récit Captivant Par Étienne Bouche.

mémorial face à l'oppression russe - etienne bouche

Entretien avec Étienne Bouche. Révélation des enjeux sociopolitiques à travers l’affaire Memorial, Vladimir Poutine et la guerre en Ukraine.

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INTERVIEW

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur ce sujet ? Peut-on en connaître les coulisses ?

Après plus de sept ans passés en Russie, je ressentais la nécessité de restituer par écrit des réflexions sur le pays et de la société, des impressions rapportées de mes reportages et qui, bien souvent, se retrouvaient hors cadre. L’immobilité à laquelle nous avait tous contraints le Covid-19 permettait ce travail réflexif. 

En Russie, il est frappant de constater que la mémoire est à la fois omniprésente et enfouie, et cette empreinte mémorielle semblait inévitablement apparaître en filigrane quels que soient les sujets que j’abordais dans mon travail. Éclairer le rapport des Russes à leur passé, en identifier les angles morts, s’est révélé la meilleure approche pour parler de la société russe d’aujourd’hui, qui suscite tant d’interrogations.

La liquidation de l’organisation Memorial, que j’avais refusée d’envisager, a été annoncée au moment où la structure du livre prenait forme. Cette décision a logiquement bousculé l’écriture, tout en confortant la force et la pertinence du sujet.

En quoi la situation de Mémorial, mouvement issu de la société civile russe, vous a-t-elle interpellé en tant que journaliste et écrivain ?

Les organes judiciaires du pays ont ciblé le mouvement le plus emblématique issu de la société civile. Memorial s’était fixé une mission double : faire la lumière sur les crimes commis par l’État soviétique et accompagner la transformation de la société. Dire la vérité sur le passé, affronter les traumatismes de l’Histoire pour ne jamais les répéter. De cette manière, Memorial entendait forger des consciences indépendantes, capables d’esprit critique. L’organisation aspirait à créer une authentique société civile en Russie.

La dissolution de Memorial symbolisait la disparition des fragiles liens horizontaux qui s’étaient constitués depuis la chute de l’URSS. L’État s’est employé à liquider l’héritage de 1991. Dans le contexte de guerre contre l’Ukraine, il a réduit au silence les dernières voix qui en défendait les acquis – le centre Sakharov, qui défendait les droits de l’Homme, et le grand journal d’investigation Novaïa Gazeta, pour ne citer qu’elles.

Le choix de mettre en avant l’histoire de l’historien Iouri Dmitriev, emprisonné depuis 2016, était-il une décision délibérée pour illustrer les persécutions dont sont victimes les membres de Mémorial ?

Le cas de Iouri Dmitriev, que j’ai couvert en tant que correspondant, est cruellement représentatif de la pression exercée sur ceux qui oseraient contester le récit historique imposé par l’État.

Un historien se retrouvait sur le banc des accusés. Au sens propre, Dmitriev avait déterré le passé : il avait exhumé un charnier de la Grande Terreur stalinienne et en avait identifié les milliers de victimes. Ce qu’il révélait à ses compatriotes était inacceptable pour l’État qui minimise, quand il ne les dissimule pas, les répressions soviétiques. 

L’emprisonnement de Iouri Dmitriev a pour principal objectif l’intimidation : ce militant de Memorial a été visé par un kompromatinfamant, une pratique qui consiste à diffuser un document compromettant – et fabriqué – destinée à saper la réputation d’un individu. C’est un procédé redoutable, qui marginalise et discrédite durablement. Il permet de rallier la majorité car, dit-on, « il n’y a pas de fumée sans feu ».

Comment expliquez-vous le paradoxe selon lequel l’Église orthodoxe russe, censée représenter Dieu, source d’amour et de miséricorde, participe au processus de révision mémorielle en étant associée à la guerre plutôt qu’à la paix ?

L’Église orthodoxe russe a été persécutée par le régime communiste. L’État post-soviétique lui a redonné une place prépondérante, soucieux de renouer avec son héritage spirituel. Il fallait redonner des repères à une société déboussolée. Le pouvoir politique a utilisé l’Église pour rétablir l’autorité de l’État. A la recherche d’une nouvelle idéologie, Vladimir Poutine a voulu faire des mœurs conservatrices le socle fédérateur d’un pays fragmenté et resté multiculturel. L’Église orthodoxe a soutenu ce nouvel agenda : elle retrouvait son rang en échange de sa loyauté. 

Il est cependant inexact de penser que l’Église orthodoxe fait figure d’autorité morale au sein de la société. L’institution est décriée. Par contre, dans le contexte de guerre, elle formule un message partagé par la majorité : la nécessité, dans l’adversité, de se ranger derrière l’intérêt supérieur de État. Car les représentations de l’État et du pays se confondent.

Sur la place de l’Église orthodoxe en Russie, je recommande la lecture des travaux très éclairants de la chercheuse Kathy Rousselet.

Face à la persistance de la guerre et aux conséquences dévastatrices tant pour les parties impliquées que pour le reste du monde, pensez-vous qu’il soit actuellement envisageable pour l’Ukraine de capituler ?

La brutalité de la guerre, les bombardements quotidiens, ont logiquement radicalisé les esprits en Ukraine. L’idée de capituler face à la Russie y est perçue comme insupportable, voire indécente. Mais l’Ukraine fait face à deux lourdes difficultés : son destin dépend en grande partie du soutien prolongé de ses alliés, tandis que la Russie, elle, est prête à envisager une guerre longue. Elle ne peut plus reculer et a préparé sa population. Moscou voudra imposer ses conditions – qui restent aujourd’hui bien peu lisibles – alors qu’aujourd’hui, tout compromis est impossible. 

Pourquoi pensez-vous que Poutine a fait de Mémorial son principal ennemi intérieur et en quoi le mensonge historique est-il central pour son maintien au pouvoir ?

En Russie, l’Histoire que l’on écrit est celle de l’État. Dans la Russie post-soviétique, Memorial contestait cet invariant historique. A ce récit unique, Memorial oppose une lecture polyphonique qui donne la parole à l’individu.

En Russie, le pouvoir a transformé la célébration de la Victoire sur l’Allemagne nazie en nouveau culte pour gommer les zones d’ombre – les assassinats de masse, les déportations, l’esclavagisme pratiqué dans les camps.

En reconstituant l’Histoire dans toute sa complexité, Memorial subvertit l’intérêt supérieur de l’État et brise le tabou suprême en désignant des responsables. Pour esquiver ces accusations, le Kremlin perpétue une représentation binaire, « avec nous ou contre nous ». L’État ne saurait être mis en cause.

Que pensez-vous du fait que certaines personnes défendent ardemment l’oppresseur Vladimir Poutine plutôt que la victime ? Comment cela reflète-t-il notre nature humaine, selon vous ?

Beaucoup pensent que la Russie est dans son bon droit en Ukraine. Mais il est important de noter que face à l’arbitraire, l’individu développe des mécanismes intellectuels de défense. Se couper entièrement de la vie politique et renoncer à tout engagement civique en est un ; prendre le parti des « forts » pour ne pas se retrouver victime en est un autre. S’opposer ne va pas de soi, c’est un choix lourd de conséquences qui, généralement, condamne à la solitude.

Expliquer « ce que pensent les Russes » reste pour moi le plus difficile. D’une part, parce que la population est souvent réticente à exprimer le fond de ses pensées – c’est d’autant plus le cas depuis le début de la guerre, qui a réactivé la pratique du « double langage », qui prévalait à l’époque soviétique.

D’autre part, parce que les gens ont été maintenus dans un état d’inertie, si bien que certains ont tout simplement du mal à formuler leurs idées. Avoir un avis ne va pas de soi quand le système politique empêche les vrais débats.

En tant que correspondant en Russie de 2013 à 2020, quelles observations ou expériences personnelles ont contribué à façonner votre compréhension de la société russe et de ses enjeux politiques ?

L’expérience de terrain a été formidablement enrichissante, car la société russe, même si c’est l’image qu’elle renvoie, n’est pas monolithique.

Par contre, j’ai observé que les habitants de ce pays partageaient une même géographie mentale : une vision du monde, des réflexes sociaux, des stratégies d’évitement. Pour ne prendre qu’un seul exemple de ces enseignements, je parlerais de cette incapacité à dépasser ses croyances : comme si elle était une marque de faiblesse, l’expression du doute est souvent absente. C’est ce qui, selon moi, explique en partie certaines représentations figées du « monde extérieur », en dehors de la Russie, tout comme la dureté des rapports sociaux, la difficile empathie et la méfiance à l’égard de l’autre.

Façonner un nouveau système politique commence sans doute par un travail intellectuel collectif : apprendre à se remettre en question pour surmonter ses blocages.

Entretien réalisé le 15 octobre 2023.

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