Dans sa chronique mensuelle, Bettina Flores nous plonge dans l’essence de l’art à travers des œuvres telles que « Le Banquet » de Céline Nogueira, « Captives » d’Arnaud des Pallières et « La Zone d’intérêt » de Jonathan Glazer.
Céline explose le cadre conventionnel du théâtre
J’ai assisté au spectacle d’une amie, Céline Nogueira, Le Banquet à l’Usine à Tournefeuille près de Toulouse, le 26 janvier dernier. J’ai aimé la performance de Céline et sa troupe très interactive, où le spectateur est sollicité à participer à la pièce et surtout ses textes magnifiques sur le thème de la rencontre avec l’Autre, sorte de banquet baroque festif où, à travers la recherche de l’Autre, c’est finalement soi-même qu’on cherche et qui existe.
Céline explose le cadre conventionnel du théâtre et invite à se rencontrer autrement à travers une expérience en immersion entre public et artistes. Avec cette création, elle invite à un banquet existentiel, un drame musical organique et choral en scènes fragmentées et tableaux vivants, pour donner à sentir à chacun ses propres états d’âme.
Le Banquet célèbre le rapport au corps, au nôtre, à celui des autres, le mouvement de l’empathie et comment dans ce lien intime, on réussit à comprendre, écouter, recevoir l’Autre et l’admettre en soi.
Lire aussi cet Article… Réchauffisme climatique et coup de froid gouvernemental
Son théâtre est engagé
Metteure en scène, chorégraphe et auteure, formatrice depuis vingt ans, Céline Nogueira signe sa quarantième création théâtrale et chorégraphique en France et à New York et forme des interprètes en danse, théâtre et cinéma.
Créée en 2003, la Compagnie Innocentia Inviolata met en scène des œuvres théâtrales transdisciplinaires, multiculturelles sur le territoire toulousain et transatlantique. Elle invoque la résilience dans un système social et politique qui agit avec une violence plus ou moins spectaculaire. Sa démarche est féministe, une écriture sur le désir des femmes, en travaillant sur le corps, les stigmates de la violence sociale et politique.
Dans une interview donnée le 5 juin 2020 dans le cadre de La Nuit bleue, elle explique : « L’artiste est le fou du roi : son rôle est fondamentalement militant. (…) l’artiste propose en plus une rencontre, un partage sensoriel, un espace-temps dédié à l’expérience commune où l’on se provoque dans nos propres limites, frontières mentales ou physiques, de pensée ou d’agir ».
Son théâtre est engagé, flamboyant, mélangeant différentes formes artistiques.
J’en appelle à tout directeur de théâtre
J’ai fait la connaissance de Céline en 2015 lors d’un colloque à l’Université Paris I-Sorbonne, organisé par l’association Gradiva-Créations au féminin dont les membres sont des universitaires et (ou) des artistes. La vidéo de présentation de son spectacle m’avait impressionnée par son foisonnement de couleurs, d’idées, sa créativité qui mêle danse, théâtre, musique et chant.
Par certains côtés, son œuvre me rappelle le théâtre d’Antonin Artaud. Je trouve dommage que son travail ne soit pas suffisamment diffusé dans les lieux culturels français et étrangers. J’en appelle à tout directeur de théâtre ou de salle de spectacle que les créations de Céline Nogueira ne manqueraient pas d’intéresser, de nous contacter.
Captives, film de Arnaud des Pallières (2024), retrace le parcours de Fanny dans le Paris des années 1890 qui se fait enfermer volontairement à La Salpêtrière pour retrouver sa mère parmi les femmes internées dont certaines sont loin d’être folles…
La dure réalité de l’asile à l’époque nous est décrite, avec la préparation de son dernier grand bal des « folles » où se pressent politiques, artistes, mondains, en quête d’exotisme comme les foires aux « monstres » qui arpentaient l’Europe autrefois ou les Saturnales de l’Antiquité qui inversaient les rôles, l’esclave devenant le maître ou encore les carnavals au Moyen Âge, périodes de transgression sociale temporaires.
Je pense à la sculptrice Camille Claudel
Le Marquis de Sade qui a passé les trois quarts de sa vie enfermé pour des raisons politiques, en aucun cas médicales, mettait en scène à l’asile de Charenton des pièces de théâtre dont les comédiens étaient des « fous » et où le Tout-Paris accourait…
Le film aborde la question de l’enfermement arbitraire de femmes à l’époque dont un mari, un frère ou une sœur, a récupéré l’héritage, avec la complicité d’un médecin et d’un notaire véreux. Je pense à la sculptrice Camille Claudel qui, malgré ses cris et lettres de désespoir, n’a jamais pu sortir de l’asile où sa mère et son frère l’avaient placée et que sa sœur cadette a dépouillée par la suite. J’ai publié un article suite à un colloque à Paris I dans Histoires de folles. Raison et Déraison – Liaisons et Déliaisons, « Femmes et Mélancolie : l’enfermement des folles et ‘’filles perdues’’ aux siècles passés. La folle créativité d’artistes à la folie douce » (2018).
À ces époques, les mères célibataires, les jeunes filles à la sexualité trop libre ou simplement trop jolies, celles qui avaient subi des abus sexuels, des prostituées, des vagabondes en fait des travailleuses exilées des campagnes potentiellement criminelles, étaient considérées comme des handicapées sociales et internées sur requête des familles ou de prêtres dans des ateliers fermés ou des asiles jusqu’à la fin de leurs jours. Le but était de réhabiliter ces « filles perdues » pour les protéger des « flammes de l’enfer »… Toutefois, il ne faudrait pas s’imaginer que les internements arbitraires n’existent plus aujourd’hui.
Commandant des camps d’extermination d’Auschwitz-Birkenau
La Zone d’intérêt, film de Jonathan Glazer (2024), interroge à plus d’un titre. Son action se déroule à l’intérieur du camp d’Auschwitz où une famille bourgeoise s’est installée dans une maison de dix pièces avec un jardin, une écurie privée, qui fait face aux barbelés, celle du SS–Obersturmbannführer (Lieutenant-Colonel) Rudolf Höss (25 novembre 1901-16 avril 1947), condamné en 1924 à dix ans de prison pour le meurtre d’un communiste, libéré au bout de quatre ans. Commandant des camps d’extermination d’Auschwitz-Birkenau du 1er mai 1940 au 1er décembre 1943 puis, de mai à août 1944, il avait commencé sa carrière au camp de Dachau en Bavière fin 1934.
En novembre 1943, il est promu Chef du Bureau I pour l’inspection des camps de concentration du Reich. Il est rappelé en mai 1944 à Auschwitz pour organiser l’extermination des Juifs hongrois (trois cent-vingt mille assassinés en huit semaines), pour laquelle il sera décoré de la Croix du Mérite de Guerre. Il se cache lors de la capitulation allemande dans une ferme. Sa femme, Hedwig, menacée de déportation en Sibérie avec ses enfants, le dénonce aux autorités militaires alliées.
De la lingerie de déportées est récupérée
À la prison de Cracovie en Pologne, il rédige ses mémoires Le Commandant d’Auschwitz parle publiées en 1958, document historique capital sur la solution finale, que j’ai lues il y a longtemps et que j’ai toujours quelque part dans ma bibliothèque…
Le film démarre sur une scène bucolique au bord d’une rivière lors d’une journée ensoleillée printanière en famille. Les séquences se déroulent toutes dans l’enceinte du domicile, ne dépassant pas la rue attenante aux barbelés. La vie à l’intérieur du camp n’est pas filmée, uniquement le quotidien banal de la vie d’une famille banale, dans un lieu qui est tout sauf banal… et plus particulièrement celui de sa femme et leurs cinq enfants, entourés de leurs domestiques qu’elle dirige d’une main de fer.
Le poste de Commandant en Chef d’Auschwitz de son mari est une extraordinaire promotion sociale pour elle dont on apprend que sa mère qui leur rend visite, faisait des ménages chez une riche Juive qui apparemment, a « fini ici ». Celle-ci s’inquiète de savoir si les domestiques sont juives aussi. Sa fille la rassure : « Non, elles viennent des environs » (en fait, des détenues Témoins de Jéhovah).
Le camp avec ses miradors est le point aveugle du film
Peu après, à cause de l’air pestilentiel des cheminées du camp qui brûlent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et qui l’empêche de respirer la nuit… elle quitte sans prévenir la maison un matin. Quelques dialogues entre la femme de Höss et ses amies autour d’une tasse de café, où la nourriture abonde avec toutes sortes de denrées rares et chères, sont échangés et particulièrement édifiants. De la lingerie de déportées est récupérée, également un manteau en vison que la maîtresse de maison s’accapare avec envie. Les enfants jouent aux soldats de plomb tandis que les coups de feu, les cris, les aboiements des chiens retentissent et les portes des wagons claquent au loin…
Les parents font lit à part, quand le SS-Obersturmbannführer reçoit le soir dans son bureau pendant que tout le monde est déjà couché, une domestique (en réalité, il avait pour maîtresse une déportée politique autrichienne). La maison, sa restauration et sa décoration, le jardin qui comporte une serre sont l’œuvre d’Hedwig Höss qui ne s’en lasse pas, au point de rester sur place quand son mari est muté à Berlin comme inspecteur des camps. Sa demeure est le sixième bébé qu’elle n’a pas encore eu… Le camp avec ses miradors est le point aveugle du film : il est présent partout mais on le voit nulle part.
L’argument qui a consisté à dire que lui et d’autres ne faisaient qu’obéir aux ordres, ne tient pas
Cette banalité (du quotidien) qu’a si bien évoquée Hannah Arendt fait froid dans le dos. Adolf Eichmann ne faisait pas seulement en sorte que les trains arrivent à l’heure, comme j’ai pu l’entendre ici ou là…
Il avait été chargé de l’émigration des Juifs dans les années trente en Autriche à Vienne, avant leur déportation et extermination dans les camps. Il a été le secrétaire qui a rédigé le compte-rendu de la conférence de Wannsee le 20 janvier 1942 sur la solution finale. Des photos d’archives retrouvées après la guerre, le montrent en visite au camp d’Auschwitz.
Aussi, cet être « banal », ordinaire, comme tant d’autres de ses contemporains mais au pouvoir considérable comme Rudolf Höss, bon père de famille, était le grand logisticien du transport des wagons en direction de l’Est.
L’argument qui a consisté à dire que lui et d’autres ne faisaient qu’obéir aux ordres, ne tient pas. Les juges lors du procès à Nuremberg des médecins (la profession la plus nazifiée d’Allemagne) du 9 décembre 1946 au 29 août 1947, n’ont pas retenu non plus le second argument de la défense qui était : « Leurs recherches médicales étaient menées dans l’esprit des temps modernes, partagé par tous, y compris les États-Unis, et relevaient de la nécessité sociale en période de guerre de trouver des solutions urgentes à des problèmes pressants ».
Les juges les ont considérés coupables de « barbaries faites au nom de la science médicale » et les ont faits exécuter. Je laisse le soin au lecteur, même si toutes les époques ne se ressemblent pas, d’en tirer les conclusions qu’il veut…
Du Banquet à La Zone d’intérêt en passant par Captives, une page culturelle.
© Bettina Flores, le 22 février 2024.
J’ai trouvé très pertinent l’ensemble du contexte que vous proposez pour La Zone d’Intérêt. Le film dans son hyper-réalisme interroge énormément et dépasse le simple stade de la fiction. En nous présentant des éléments qui ne figurent pas dans le film, vous permettez de tisser un tableau encore plus large. Ne pas parler du film mais parler du réel. De ces corps qui n’ont pas juste suivi les ordres, mais qui ont activement pris place dans une mascarade bourgeoise.
Merci !
Merci Vivien pour ces remarques très intéressantes. Oui, le film de par son réalisme va au-delà de la fiction et c’est ce qui le rend si prenant. Le propos, la toile de fond historique interrogent notre humanité.