Jean-Michel Mestres nous parle de son livre Continuez sans moi, publié aux éditions La Manufacture de Livres.
Jean-Michel Mestres a été journaliste, spécialisé notamment dans l’urbanisme et l’aménagement du territoire. C’est un parisien d’origine catalane, amateur de romans noirs, de cinéma, de photographie et de rugby. Il se consacre aujourd’hui à l’écriture littéraire.
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INTERVIEW
Pourquoi avez-vous choisi de raconter cette histoire maintenant ?
La nécessité d’écrire sur ma sœur est née en 2021 d’une visite au cimetière où elle est enterrée sans plaque à son nom et où je ne m’étais pas rendu depuis quarante ans. Face à cet effacement, j’ai ressenti le besoin de briser le silence qui entoure son suicide. Quarante ans après, le délai de décence était passé. C’était le moment ou jamais de fabriquer une petite trace d’elle.
C’est, je crois, l’une des raisons d’être de la littérature que d’offrir un récit aux disparus. En réalité, quand je me lance dans ce travail d’écriture, mes motivations sont confuses. J’écris d’abord parce que j’ai besoin d’écrire. La nécessité l’emporte sur les préventions. Aujourd’hui, je vois plus clair. Avec ce livre, je n’ai pas cherché à élucider le mystère de son geste ni à écrire un témoignage, pas plus un récit de deuil, c’est trop tard, encore moins un essai sur le suicide. Ma motivation est plus modeste : essayer de retrouver un peu ma sœur et de la faire revivre par mes mots.
Quels souvenirs d’enfance vous ont le plus marqué en lien avec l’écriture de ce livre ?
Mon récit est tissé de souvenirs intimes liés à l’histoire familiale, je pense avant tout à la disparition de notre mère dans le plus grand des silences alors que nous avions 6 et 5 ans, de l’accablement de notre père et de son lot de conséquences que je raconte dans le livre. En face, côté lumière, il y a le souvenir de nos vacances chez nos grands-parents maternels qui constituaient autant de parenthèses. Et puis d’autres moments oubliés sont remontés à ma mémoire comme cette virée à vélo que nous avons faite à 11 et 10 ans, et qui nous a fait prendre conscience de ce qu’était la liberté.
Pouvez-vous nous parler de la relation entre le frère et la sœur avant le drame ?
Nous avions quatorze moi d’écart et dans la fratrie (j’ai trois autres sœurs), on nous considérait comme des faux-jumeaux. Nous étions proches et complices, surtout dans l’enfance jusqu’à l’adolescence. Et puis au moment du passage à l’âge adulte, nous avons commencé à nous éloigner l’un de l’autre alors que nous habitions à deux dans l’appartement familial et que nous étions étudiants à Nanterre dans les années 70. C’est sans doute moi qui me suis éloigné d’elle sans m’en rendre compte parce que j’étais happé par ma vie et que je croyais qu’elle l’était par la sienne.
Le silence autour de la mort de Florence est frappant. Qu’est-ce qui a poussé la famille à taire son suicide pendant si longtemps ?
Un suicide génère de la sidération, de la colère, de la souffrance, du silence et beaucoup de questions. Mes sœurs, chacune de leur côté, pouvaient évoquer ce qui s’était passé. Mais nous n’étions pas capables d’échanger ensemble. Et en ce qui me concerne, je n’arrivais pas à parler d’elle. Je ne savais que dire. Je pouvais à peine prononcer son prénom. J’avais besoin de me protéger et de manière plus ou moins consciente de m’éloigner de mes souvenirs.
En fin de compte, guérit-on vraiment d’une perte comme celle-là ?
Pourquoi parler de guérison ? Un deuil n’est pas une maladie. La perte est irrémédiable. Elle fait désormais partie de vous, elle ne vous quitte plus. Elle vous habite. Et pourtant vous devez continuer à vivre. La vie est plus forte.
Y a-t-il eu des moments difficiles pendant l’écriture de ce livre ? Comment les avez-vous surmontés ?
Le plus difficile n’est pas la confrontation avec les souvenirs, c’est leur disparition. Quand je commence à écrire, j’ai le sentiment d’avoir tout oublié d’elle ou presque. Je devais retrouver ce qui avait survécu d’elle en moi, c’est-à-dire pas grand-chose et ce que ma quête va réactiver. Sans ce travail, le risque est grand de voir la noirceur finale occulter le reste, notamment les jeux de l’enfance, les fou-rire, les escapades, les discussions passionnées. Tout ce que nous avons aimé ensemble. Cela a été une tension permanente dans l’écriture de « Continuez sans moi ».
Le deuil est souvent un processus solitaire. Votre livre offre un espace de soutien et de compréhension. Quelle importance accordez-vous à la communauté et au partage des expériences de deuil ?
Je crois en effet que la perte s’affronte seul, malgré l’affection de ceux qui vous entourent. La seule consolation, je crois l’avoir trouvée dans l’écriture et dans la littérature. Je pense notamment à un livre comme celui de Joan Didion, L’année de la pensée magique, dans lequel elle parle de la mort brutale de son mari et de la maladie simultanée de sa fille.
Quelle est la place des souvenirs dans le processus de deuil ? Comment nous souvenons-nous de ceux que nous avons perdus et comment ces souvenirs façonnent-ils notre chagrin ?
C’est, je crois, le vrai sujet de « Continuez sans moi ». Comment réactiver ses souvenirs quand on a tout fait pour les mettre à distance. C’est un exercice délicat. Les souvenirs sont incertains, ils sont fragiles, ils véhiculent un risque élevé d’approximations et d’erreurs. Et pourtant ils nous nourrissent, nous en faisons un grand usage et ils font de nous ce que nous sommes.
Je ne les vois pas du tout comme un ingrédient du chagrin mais comme une matière première nécessaire pour retrouver ma sœur. J’ai tiré le moindre fil sans savoir où il me mènerait. Ce qui est remonté dans mes filets, ce sont bribes, des fragments, des éclats que j’ai essayé d’assembler tant bien que mal. Il suffit parfois d’un détail, d’un objet, d’une phrase, d’une photo ou d’un accord de guitare. D’ailleurs et dans mon livre, les chansons jouent un rôle essentiel. Elles se sont sédimentées en nous et gardent malgré les années un puissant pouvoir d’évocation.
Entretien réalisé le 22 juin 2024.
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