Raphaëlle Red nous parle de son livre Adikou, publié chez Grasset.
Raphaëlle Red est née à Paris et vit aujourd’hui à Berlin. Elle a étudié les sciences sociales avant de préférer la littérature. Pour l’écriture d’Adikou, elle a notamment été en résidence à la Maison des Artistes de Lomé. Ses textes ont été publiés en français (Jef Klak, L‘Humanité), anglais (gal-dem, The Funambulist) et allemand (Bella Triste, anthologies Resonanzen et Glückwunsch).
Adikou est son premier roman.
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INTERVIEW
Comment est née l’idée d’écrire « Adikou » ?
Sans que je m’en aperçoive ! J’écrivais depuis quelques années des textes courts, je ne rêvais que très vaguement à ce que ce serait de publier. Je m’étais mise à un projet de roman – dont l’histoire et les personnages étaient tout à fait autres – et pour ça, j’essayais de libérer des plages de temps réservées à l’écriture. C’est comme ça que j’ai commencé à écrire ce qui deviendrait “Adikou”: c’était ce texte-là qui s’imposait dans l’écriture, et je me suis laissée faire.
Quels ont été les défis les plus importants que vous avez rencontrés lors de l’écriture de ce roman ?
Face au défi le plus structurant, celui des questions matérielles – temps, argent – j’ai joui d’une position favorable, étant sans obligations familiales et, à l’époque, étudiante avec un soutien financier en plus de différents jobs étudiants. Je trouve ça toujours important d’insister sur ce point, car les conditions matérielles occupent une place essentielle dans la question de qui écrit et publie, à quelle vitesse, à quel âge.
Ensuite il y a bien sûr eu d’autres défis: les doutes sur la légitimité, la qualité de ce qu’on fait, est-ce que le texte vaut vraiment la peine d’être lu ? Et puis des défis posés par le texte lui-même: comment rendre compte, dans la structure narrative, de l’enchevêtrement des géographies et des temporalités ? Jusqu’où peut-on abolir la linéarité, détourner la chronologie, sans pour autant perdre les lecteurs et lectrices ? A qui confier la narration du récit – directement à Adikou, ou plutôt à un ou des personnages extérieurs ?
Voilà quelques-unes des questions qui ont hanté mes nuits…
Un jour, comme ça, Adikou décide de tout quitter, et de partir au Togo, à la recherche de ses origines. Comment est-ce qu’on explique cela ? Les origines, pour un être humain, de nos jours, c’est vraiment si important que cela ?
C’est une très bonne question, que je me pose aussi. J’observe que c’est considéré comme important : on présente souvent le besoin de « connaître ses origines » comme quelque chose d’inévitable. Je ne sais toujours pas si c’est effectivement naturel ou si cette idée est socialement construite, mais même en penchant pour la deuxième hypothèse, force est de constater que cette idée d’origines est une idée puissante.
Que vous le vouliez ou non, vous êtes constamment renvoyé-e au problème que cela pose (aux autres) s’ils et elles ne peuvent pas vous ‘classer’. Et ça, ça crée une souffrance, une sensation de manque, que j’ai eu envie d’explorer dans « Adikou ».
Ceci étant dit, je pense que ce départ sur lequel s’ouvre le roman dépasse la question des origines – c’est certes le motif affiché de la quête, mais il me semble que c’est également sa manière de fournir une explication acceptable, audible, au fait qu’elle déserte une vie qu’elle ne supporte plus.
Comment percevez-vous la notion de « chez-soi » ou de « patrie » étant donné votre héritage multiculturel ?
Avec suspicion !
Je crois que le ‘super-pouvoir’ qu’on a lorsqu’on grandit avec différentes influences culturelles (et cela peut avoir trait à l’origine géographique tout comme à l’origine de classe, par exemple), quand on grandit avec une sensibilité particulière pour les interstices, c’est qu’on comprend assez vite le système, les structures dans lesquelles on évolue.
C’est une manière de voir que même quand c’est formulé comme des évidences ou des phénomènes naturels, la patrie ou la race sont des fictions (dont les effets sont par contre bien réels!). C’est aussi de ça que parle “Adikou”: sa quête est une occasion de remettre en question la notion même d’origine ou de patrie.
Pour ma part je ne crois pas en la patrie, je pense que c’est une notion qui sert principalement à faire la guerre, à défendre les intérêts de certaines élites, et qui est intimement liée au régime meurtrier des frontières.
Pour ce qui est du chez-soi, c’est un peu différent, ça me semble plus fluide et plus réjouissant, mais aussi très personnel. Je m’intéresse à ce que ça représente pour chacun-e d’entre nous – quelles odeurs, quelles sensations, quelles voix éveillent cette sensation?
Comment décririez-vous votre expérience en tant que personne métissée, née d’une mère blanche française et d’un père togolais ? Avez-vous déjà été confronté à des stéréotypes ou à des préjugés en raison de votre identité métissée ? Si oui, comment y avez-vous réagi ?
J’ai écrit “Adikou” parce qu’il me semble que cette question demande une réponse plus longue, et qui mette l’accent sur le fait que ce ne sont pas des expériences isolées, mais véritablement la manifestation d’un système traversé par les stéréotypes et préjugés.
Écrire un roman dont le personnage principal est confronté à ces situations, ça m’a permis de faire infuser mes propres expériences et mes propres réflexions dans le texte. Je dirais que ça, c’est ma réaction principale !
Comment pouvons-nous naviguer dans un monde où les rencontres entre individus sont de plus en plus fréquentes, mais où persistent toujours des attitudes réfractaires, des comportements de repli sur soi basés sur l’appartenance ethnique, ainsi que des mentalités sectaires ? Quelles sont les voies pour surmonter ces défis ?
J’aimerais avoir la réponse à cette question. Pour commencer quelque part: je pense que le fait de diversifier ses lectures, ses sources de savoir, ça aide. Côtoyer l’expérience sensible de quelqu’un d’autre à travers ses récits, ça aide. Tourner quelques fois sa langue dans sa bouche avant de parler, le temps d’écouter, ça aide aussi. Mais ça ne suffit pas. Je pense qu’on ne peut répondre à cette question que selon les contextes: souvent, la structure économique de la société crée des inégalités auxquelles le repli sur soi semble être une solution. Il me semble essentiel de s’y attaquer, de penser le défi du ‘repli sur soi’ ou du racisme comme étant intimement lié à d’autres défis sociétaux.
À un moment donné, il se pose la question de savoir si, en fin de compte, il ne s’agit pas simplement d’une fille cherchant l’amour de son père. Quelle est votre perspective sur ce sentiment et qu’est-ce qui, selon vous, peut expliquer cette dynamique ?
Je trouve ça très intéressant de voir, selon les lectures, quel(s) aspect(s) du récit attirent particulièrement l’attention. Il y a effectivement une couche importante du récit qui est cette quête d’Adikou envers son père, une quête que la narratrice a d’ailleurs parfois du mal à comprendre ou à accepter. C’est une ambivalence qui me tenait à cœur, parce que d’une certaine manière, cette ambivalence par rapport à la quête du père reflète une ambivalence par rapport à la quête d’une patrie (et comme je disais plus haut, à la notion même)… La langue nous impose ce lien entre les deux notions, et je pense que quand Adikou se dépatouille avec l’une, elle cherche aussi l’autre.
Pourquoi le Togo, vous y étiez avant l’écriture de votre livre ? Quel endroit de ce pays vous happe et pourquoi ?
Je me suis rendue au Togo pour l’écriture du livre, grâce à une résidence à la Maison des Artistes de Baguida, qui m’a servi de base bienveillante. J’ai depuis longtemps un intérêt très fort pour le Golfe de Guinée, mais je me suis aperçu en écrivant le livre que j’avais été nourrie par des descriptions et des projections diasporiques de la région. J’avais envie de confronter cette vision à certaines réalités. Tout en étant bien claire – cela reste un récit afrodescendant, européen à sa manière, afropéen certainement, pour citer Léonora Miano. Il s’inscrit dans une longue tradition d’échange, oui, mais aussi de projections sur le continent africain par sa diaspora. Et c’est peut-être justement ce qui me happe: la conscience d’être sur et liée à, d’écrire au sujet d’un territoire marqué par des histoires, des mémoires et des réalités si différentes… Sans oublier bien sûr un attrait important: la nourriture!
Entretien réalisé le 07 mars 2024
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