Paul Montjotin & Charles Adrianssens nous parlent du livre L’Ère du temps libéré, qu’ils viennent de publier aux Éditions du Faubourg.
L’Ère du temps libéré analyse notre rapport profond et actuel au temps, les défis contemporains sous un prisme philosophique, politique et scientifique… Un livre incontournable pour repenser notre rapport au temps et à la vie moderne.
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INTERVIEW
Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ?
La réflexion a réellement commencé avec l’important mouvement social qu’a connu la France il y a un an, à l’occasion de la dernière réforme des retraites. La question de notre rapport au temps et au travail était au cœur des slogans portés dans les cortèges tels que « nous ne voulons pas perdre notre vie à la gagner » ou « la retraite avant l’arthrite ».
Avec le think tank l’Institut Rousseau, nous avons cherché à remonter le fil des origines de cette aspiration. Cela nous a conduit aux mutations récentes mais profondes de la société liée au choc qu’a constitué la crise du Covid-19 pour l’organisation de la société. Le travail s’est poursuivi autour de la mise à l’agenda de la semaine de 4 jours en France, que vous expérimentez déjà en Belgique, puis de la manière dont la puissance publique peut accompagner la libération du temps afin qu’elle soit réellement émancipatrice.
En écho, le succès populaire rencontré par le film d’Eric Gravel A plein temps, dans lequel l’actrice Laure Calamy incarne une mère de famille isolée courant sans cesse après le temps, nous a confortés dans l’idée que la société était actuellement traversée par ce questionnement à la fois banal et intime qu’est notre rapport au temps.
Enfin, la lecture de spécialistes de ces questions tels que Harmut Rosa, Paul Virilio, Guy Debord et bien sûr André Gorz nous a confortés dans l’idée que la sensation d’accélération permanente que nous expérimentons toutes et tous atteint les limites du supportable pour la planète comme pour l’humanité.
Nos travaux avec l’Institut Rousseau ont suscité l’intérêt du Festival des Idées de La Charité sur Loire, un festival de réflexion politique rassemblant l’ensemble des forces de la gauche française. C’est à cette occasion que l’idée de l’essai est née dans l’esprit de notre éditeur Les Editions du Faubourg.
Comment parvenez-vous à concilier la rigueur scientifique avec la dimension philosophique du temps dans votre quotidien ?
Le temps est un objet très complexe. Sa définition même pose problème. Depuis les philosophes antiques jusqu’aux physiciens en passant par les artistes, l’humanité ne cesse de chercher à le définir. C’est une dimension objective de l’espace-temps dans lequel nous évoluons, et en même temps les individus en ont une expérience très subjective. Tout l’enjeu est dès lors d’arriver à ne pas évacuer complètement le quotidien empirique ni à se limiter à la pure rigueur scientifique, mais de parvenir à retranscrire cette complexité de manière intelligible et ordonnée.
À partir de là, notre méthode de travail a été de nous appuyer sur les études d’opinion pour confronter nos hypothèses et vice versa. D’où la présence très conséquente de sondages dans notre essai. Cet aller-retour s’est nourri des travaux universitaires très contemporains sur le sujet du changement du temps comme ceux d’Hartmut Rosa.
Imaginez un monde où le temps n’est plus une contrainte. Comment cela transformerait-il nos interactions ?
Le temps et la liberté entretiennent des relations conflictuelles. S’affranchir complètement des contraintes du temps ferait de nous des êtres immortels et des dieux ! Commençons donc par rappeler que nous aurons toujours une contrainte temporelle qui est celle de notre propre mort. Toute interrogation sur le temps nous renvoie d’ailleurs en dernière analyse sur notre propre finitude et le sens de notre existence. Dans ce cadre donné, notre hypothèse est que si nous avions le pouvoir de prendre notre temps comme nous le souhaitions, la société serait plus bienveillante et plus épanouie. Une bonne partie des malheurs de notre époque provient des frustrations générées par le manque de temps. Ce dernier nous renvoie à nos propres limites, à nos faiblesses, nous pousse à consommer. Avec plus de temps, nous serions beaucoup plus disposés à l’empathie, à la solidarité avec notre prochain et à agir pour ce qui nous épanouie vraiment.
Dans quelle mesure le concept de « temps perdu » ou « temps trouvé » résonne-t-il dans votre compréhension du monde professionnel et familial, et comment se manifeste-t-il?
L’expression de « temps perdu » renvoie au phénomène selon lequel notre expérience du temps a très profondément évolué en quelques décennies, ce que certains observent avec une certaine nostalgie. Depuis la Révolution française, la lente et inexorable progression du salariat a créé une unification d’un référentiel temporel au travail. Celui-ci s’est ensuite consolidé à travers la mise en place d’une limitation collective du temps du travail, de la loi Millerand de 1900 fixant la durée hebdomadaire à 70h jusqu’aux 39h en 1982, en passant par le développement des congés payés. Ce cadre temporel commun est désormais détricoté et perdu en ce que le morcellement du monde du travail est désormais très avancé : seulement 37% des actifs français ont des horaires de travail en journée avec le week-end pour se reposer. Il en est de même en matière familiale où le temps perdu est celui où l’on se mariait pour la vie et où l’on passait sa vie dans sa commune de naissance. Entre 1972 et 2016, le nombre de divorce a doublé et l’on déménage en moyenne tous les 5 ans. On pourrait y ajouter la diminution du temps moyen de sommeil ou encore l’augmentation du temps passé devant les écrans.
L’expression de « temps retrouvé » met en lumière la reconquête du temps déjà à l’œuvre dans notre société. Car si on peut s’appitoyer sur le souvenir du monde d’avant, nous avons la conviction que la société a déjà en elle les germes d’un nouveau rapport au temps plus désirable. La crise sanitaire en a été le laboratoire : le nombre de pratiquants du yoga a progressé de 300% avec le confinement portant le nombre de yogistes français à 11 millions, le tricot ou le bricolage ont aussi très largement progressé… Un chiffre essentiel sur le rapport au travail souligne le changement structurel de notre rapport au temps : alors qu’en 2007 l’élection de Nicolas Sarkozy soulignait la victoire du travailler plus pour gagner plus, 61% des Françaises se disent désormais près à gagner moins pour travailler moins.
Dans le cadre de la gestion du temps : partageons-nous les mêmes notions ? Par exemple, est-ce qu’une personne au chômage, un travailleur et un retraité ont les mêmes contraintes ou perceptions temporelles?
Il est certain que les groupes sociaux et les individus ont des rapports différents au temps. En revanche, le temps dans sa dimension physique est approximativement le même pour tout le monde vivant. De notre point de vue, la question à se poser pour chacune et chacun est : suis-je réellement acteur de la gestion de mon temps ? Dans notre essai, nous dressons par touches des repères qui permettront à chacun de travailler sur lui-même pour gérer son temps au mieux et dans le sens de sa propre émancipation, sans jugement de valeur ni anathème. Au fond, c’est une question très intime et nous préférons éviter de définir des « bonnes » et des « mauvaises » perceptions ou utilisations du temps.
Imaginons une entrevue exclusive avec le Temps lui-même. Quels conseils donnerait-il au chômeur en quête d’opportunités et au travailleur jonglant avec ses responsabilités ?
Le conseil du Temps serait sans doute qu’il faut précisément « prendre son temps » et chercher le moins possible à courir après lui !
Quels conseils pratiques, issus de votre riche expérience, partageriez-vous avec les lecteurs afin de les aider à optimiser leur utilisation du temps ?
Nous invitons chacun à se poser quelques minutes pour faire le bilan du mois écoulé. On pourra alors se poser des questions élémentaires : quels sont les moments où je perds vraiment mon temps ? Est-ce que je perds mon temps au travail ou est-ce que j’estime que c’est un temps bien utilisé pour moi, pour la société, pour la planète ? À quoi ou à qui souhaiterais-je accorder plus de temps ? Qu’est-ce qui relève dans l’utilisation de mon temps de la dépendance à des obligations, à des habitudes, à des aliénations et est-il désirable pour moi d’en changer ? La réponse simple à ces questions et leur prise en compte peut conduire à des grands changements positifs pour notre quotidien. Notre essai peut vous y aider !
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est l’Institut Rousseau, ainsi que son rôle et ses objectifs ?
L’Institut Rousseau est un laboratoire d’idées attaché à la reconstruction écologique et démocratique de nos sociétés. Indépendant, il se situe à la convergence de toutes les forces politiques de gauche.
Diplômé de Sciences Po, contributeur à l’Institut Rousseau, laboratoire d’idées écologique et républicain, Charles Adrianssens a un parcours de collaborateur auprès d’élus.
Diplômé de Sciences Po, Paul Montjotin évolue depuis plusieurs années dans le champ de la formation et de l’insertion.
Spécialiste des questions liées à l’emploi, il a été maître de conférence en questions sociales à Sciences Po et a contribué à plusieurs publications au sein du think-tank Terra Nova sur la lutte contre les discrimination dans le monde du travail et la régulation du développement du télétravail.
Entretien réalisé le 06 avril 2024
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