Jean-Pascal Auvray nous présente la traduction du livre de Lucie Adelsberger, « Une pédiatre à Auschwitz », éditions Anne Carrière, 2024.
Jean-Pascal Auvray est professeur agrégé d’histoire, engagé depuis plus de quinze ans dans le concours national de la Résistance et de la Déportation, coauteur avec un déporté de Sachsenhausen d’un livre de témoignage : C’était la nuit, Pedro Martin, résistant-déporté, aux éditions Cahiers du Temps, préfacé par Thomas Fontaine, traduit depuis en espagnol.
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INTERVIEW
Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ?
Pourquoi ce livre ? L’autrice y répond elle-même, notamment dans le titre et le sous-titre qu’elle donne à la version d’origine de son texte : « Auschwitz, un exposé des faits, le témoignage des survivants, pour nous les Juifs et pour toute l’Humanité ».
Chacun connaît la promesse faite par les rescapés des camps à leurs camarades trop faibles pour survivre ou condamnés par les nazis : survivre pour témoigner et témoigner jusqu’au bout.
Il s’agit du texte d’une femme qui doit sa survie à Auschwitz au fait qu’elle est médecin et qu’elle doit travailler avec le médecin-chef tristement connu qu’est le docteur Mengele.
Je réponds aussi à « pourquoi [le traduire] maintenant », en anticipant sur votre seconde question : né en 1961, j’ai fait mes études d’histoire, puis ai commencé à enseigner à une période où la contestation du génocide nazi relevait de quelques égarés intellectuels et où les témoins étaient assez nombreux pour rappeler les faits.
Ce lundi de décembre où je vous réponds, je sors d’un week-end de conférences organisé à Caen par l’Association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, en présence de Ginette Kolinka et Lili Leignel, deux déportées raciales, et Jean Lafaurie et Bernard Duval, deux déportés pour résistance, la moyenne d’âge de ces quatre témoins était de 97 ans.
Dans peu de temps, plus personne ne pourra témoigner de vive voix et à titre personnel de la Shoah, et encore moins de la Résistance, ces derniers étant logiquement plus âgés lors de leur déportation.
J’anticipe sur votre dernière question et le rôle des témoignages, des publications dans la lutte contre l’antisémitisme aujourd’hui, il apparaît que les États occidentaux démocratiques qui ont entrepris une pédagogie sur l’antisémitisme et l’antiracisme connaissent des formes moins violentes de ces perversions que les anciens pays communistes, où seuls les « héros antifascistes » étaient mis en valeur, et où la déportation raciale n’a pas été autant abordée.
C’est le constat que dressait aussi Esther Bejarano, Juive allemande survivante de l’orchestre d’Auschwitz, engagée dans un groupe de rap contre l’extrême-droite dans l’Allemagne des années 1990-2000, dans un témoignage encore inédit en France et dont je souhaite faire connaître l’odyssée au public francophone.
Dans un monde idéal, les témoignages sur Auschwitz en particulier et sur les mécanismes génocidaires en général, Cambodge, Rwanda, devraient peut-être être traduits dès leur année de publication par ou sous l’égide d’un organisme international dépendant des Nations-Unies, comme l’UNESCO, engagé sur la culture, ou l’UNICEF, sur les enfants.
Je rappelle qu’un million d’enfants et adolescents juifs ont été massacrés par les nazis. Il se sera écoulé près de 70 ans entre la première publication du texte de Lucie en Allemagne en 1956 et sa traduction en France, près de 30 ans entre sa sortie en anglais et celle en français.
La vraie question pourrait être : pourquoi pas plus tôt ? Frilosité des éditeurs ? Difficultés du secteur de la traduction ? Je ne sais pas, les réponses sont multiples….
Parlez-nous un peu de vous. Qui est Jean-Pascal Auvray ?
Ma personne compte peu dans l’histoire. J’ai grandi près des plages du Débarquement, ai commencé des études d’allemand en 6ème et ai eu une forte attirance pour ce pays où j’ai vécu un an. En Allemagne, le grand-père de mon partenaire d’échange linguistique était un rescapé de Stalingrad, et j’ai pu observer le rideau de fer à l’âge de 12 ans. Puis, un peu plus tard, je suis devenu professeur d’histoire et ai découvert, en tant qu’enseignant, le Concours National de la Résistance et de la Déportation, dont on ne dira jamais assez l’importance comme élément déclencheur.
À ce même week-end de conférence dont je parlais plus haut, il y avait deux étudiantes en mastère de recherche sur la déportation « tombées dans la marmite » en 3ème via ce concours fondé en 1961. J’ai accompagné plusieurs voyages scolaires en Allemagne et/ou sur des lieux de déportation français comme le camp de Struthof avec des lauréats de ce Concours ; enfin, lorsque j’ai réalisé un livre d’interview avec un déporté de Sachsenhausen, je me suis rendu de nouveau à Berlin et dans les camps pour des raisons documentaires.
La déportation et la Shoah sont une sorte de tunique de Nessus pour l’Allemagne, un vêtement qui vous brûle dès que vous le portez mais dont on ne peut se défaire. Tout germaniste un peu curieux de l’Histoire appréhende cette réalité.
Pour vous qui avez pris le temps de travailler sur cette traduction, que pouvez-vous nous dire sur Lucie Adelsberger ? Comment était-elle réellement ?
Lucie est morte à New York en 1971. Dire comment elle était « réellement » m’est impossible et je le regrette comme historien, car on aimerait toujours pouvoir questionner davantage son témoin, ou lui demander des éclaircissements, et comme simple humain, car on devine une personne pleine d’empathie à travers son témoignage.
Elle n’a pas eu d’enfants et je crois que cinquante ans après sa mort, il reste peu de gens l’ayant connue. Elle était issue d’un milieu bourgeois juif et elle a grandi à Nuremberg, la ville choisie plus tard par Hitler pour les parades monumentales et les congrès du parti nazi filmés par Leni Riefenstahl. Pas un mot sur ce cadre dans ses textes.
Hélas, comme je le fais remarquer dans ma présentation, elle ne parle pas d’elle avant 1938 dans ses textes, en tout cas elle n’évoque sa personne que comme médecin à Berlin dans les années 38-43, juste avant la déportation. On ne sait quasiment rien d’intime sur elle, à part sa forte relation à sa mère, qu’elle relate, et une forte amitié avec une ancienne patiente devenue une amie, Ursula Bohn, qu’on lit entre les lignes. On devine une femme pudique.
Dans ses textes, elle fuit tout pathos et toute auto-commisération, utilise l’humour noir envers ses adversaires et bourreaux, gardant sa tendresse pour les victimes, tsiganes essentiellement, mais pas que.
Lucie est ce qu’on appellerait de nos jours une intellectuelle, bachelière en 1914, à une époque où très peu de filles font des études, elle devient ensuite médecin, ce qui est encore plus rare, quitte sa Franconie natale pour Berlin, ville plus propice à des carrières plus ouvertes et à l’émancipation de femmes juives dans le monde professionnel.
Elle s’intéresse à l’allergologie, une toute jeune discipline médicale, et à la pédiatrie. Lucie est aussi engagée socialement par ses écrits et contributions, notamment pour un livre co-écrit par plusieurs centaines de femmes en vue dans l’Allemagne de Weimar, dont la propre sœur du philosophe Walter Benjamin, die Kultur der Frau (« La civilisation féminine », non traduit).
Elle travaille pour l’Institut-Robert-Koch, le pendant allemand de l’Institut Pasteur, et participe à de nombreux congrès internationaux. Je n’ai en rien la compétence médicale pour juger de la valeur de ses écrits scientifiques, mais on peut supposer que sa carrière a été brisée par les douze ans d’interruption de recherches que cause la « parenthèse » nazie dans son existence.
En 1945, elle ne veut, ni ne peut, continuer à vivre en Allemagne ; et reprendre une carrière dans un pays étranger à plus de cinquante ans est un défi qu’elle n’a pas totalement pu relever en s’installant aux États-Unis, ainsi qu’elle le concède elle-même dans une lettre à son amie Ursula.
Comment expliquez-vous que l’histoire de Lucie Adelsberger soit seulement maintenant véritablement mise en avant en langue française ?
Les traductions de l’allemand sont rares, on dirait parfois qu’il y a un blocage incompréhensible, en tout cas pas seulement imputable au triste recul de l’allemand et de son enseignement en France.
Je vais vous donner un exemple à propos de la Shoah : il doit y avoir cinq témoignages – sur 58 survivants juifs – à propos du camp de Treblinka, où près de 900 000 Juifs ont péri en 1942-1943, l’un des témoignages, celui écrit en allemand par Richard Glazar, était disponible chez Fischer en livre de poche depuis les années 1990, mais toujours pas en français près de trente ans plus tard ! Peut-être se contentait-on de le lire en version anglaise, dès 1995 ?
C’est un texte profond, qui va au cœur des choses, et dont l’intérêt est connu des spécialistes, mais qui avait de quoi intéresser et interroger au-delà de la communauté historienne. J’avais moi-même entrepris en 2022 de le traduire quand j’ai appris qu’Olivier Mannoni s’y était attelé et qu’une édition française chez Acte Sud était imminente, en 2023.
Tant mieux pour ce grand texte, qu’il ait retenu l’attention d’un grand traducteur, mais il reste de véritables trésors historiques, inaccessibles au lecteur français. Autre facteur un peu trivial, quand le témoin n’est pas là ou plus là pour « porter » le texte auprès des médias et du grand public, il faut tabler sur l’historien, le traducteur et c’est plus compliqué, ou jugé trop risqué pour certains éditeurs peut-être.
Quels facteurs historiques ou socioculturels pourraient expliquer la sous-valorisation de l’apport des femmes durant des périodes horribles comparativement à celui des hommes ?
Honnêtement, je n’ai pas de réponse très originale à ce sujet. A-t-on fait des études statistiques sur le ratio déporté/témoignage publié par sexe, cela en vaudrait la peine sans doute.
En ce qui concerne les résistants, la réponse est simple, car les nazis ont déporté sans doute vingt fois plus d’hommes que de femmes, je ne connais que Ravensbrück comme camp de concentration pour femmes, les camps pour hommes étaient foison dans le Reich. Les témoignages de Charlotte Delbo, Germaine Tillion, Margarete Buber-Neumann comme résistantes, de Simone Veil, Marceline Loridan et de nos jours Ginette Kolinka comme Juives sont passés à la postérité.
Je ne crois pas que ces témoignages soient moins valorisés et lus que ceux de Robert Antelme, Primo Levi ou David Rousset, pour prendre des textes et des « auteurs » connus. Sans doute les femmes ont-elles pâti de leur double casquette travailleuse à l’extérieur/travailleuse au foyer pour se dégager le temps nécessaire à la réflexion et à l’écriture, mais je ne dis là rien de bien original….
En quoi les mécanismes de reconnaissance sociale et médiatique pourraient-ils être ajustés afin de mieux mettre en lumière l’héroïsme et l’apport significatif des femmes pendant ces périodes, de manière proportionnelle à celui des hommes ?
C’est une question compliquée. D’abord parce que, en ce qui concerne les déportés raciaux, comme les Juifs et les Tsiganes, les intéressés eux-mêmes contestent la notion d’héroïsme.
Lors de cette même manifestation organisée en décembre 2013 à Caen, Lili Leignel et Ginette Kolinka témoignaient aux côtés de Jean Lafaurie. Ginette l’a rappelé en refusant les applaudissements nourris de la salle du Mémorial où elle s’exprimait, les renvoyant à la seule personne de Jean Lafaurie, résistant déporté à Dachau, et les refusant pour elle, victime de ce qu’elle était et non de ce qu’elle faisait.
Je vous rejoins néanmoins sur l’importance et la valeur de leur témoignage, je pense que depuis quelques années le regard change, en liaison avec des évolutions sociétales générales, et que le changement de regard se fait. Mais je ne suis pas sûr qu’il faille l’attendre de « mécanismes », au sens institutionnel au moins.
Comment expliquez-vous la recrudescence des actes antisémites ? Qu’avons-nous mal compris de l’histoire ?
Je ne suis pas un expert, et je vais rester dans ce que je constate ou suppose. La disparition des derniers témoins laisse le champ libre à un courant d’idées entravé depuis 1945 et l’exposition au grand jour des crimes nazis par le Procès de Nuremberg ou le film « Nuit et Brouillard » : Pour toute une génération, même conservatrice et de droite, mais qui avait connu la guerre comme acteurs ou comme victimes, voter à l’extrême-droite était impossible, tant la compromission entre cette tendance politique et l’antisémitisme était avérée. Cette génération, celles de mes grand-parents et de mes parents, a disparu ou est en train de disparaître. C’est une donnée sociologique.
Certains attribuent aussi cette recrudescence à l’importation du conflit israélo-palestinien dans les pays européens, ou dans le développement de l’islamisme. Il est évident que ceux qui s’en prennent aux Juifs de nos jours ne sont plus majoritairement des lecteurs de Maurras, et issus des beaux quartiers. Mais il ne faut pas être grand clerc pour dire cela.
On peut aussi s’interroger sur l’attitude d’une partie de la gauche radicale, qui alimente parfois l’idée d’un cosmopolitisme juif des élites. Vous posez la question : « qu’avons-nous mal compris ? » J’y répondrai, pour conclure, en reprenant les propres mots de Lucie en épilogue de son texte, mots qui nous renvoient aux risques que font courir ceux qui alimentent un antisémitisme complotiste : « Une pincée d’antisémitisme de salon, un peu d’antagonisme politique et religieux, le rejet de celui qui pense différemment en politique, en soi un inoffensif fourre-tout, jusqu’à ce qu’un dément arrive et en fasse de la dynamite. Il faut comprendre cette synthèse si l’on veut éviter dans l’avenir que des choses se passent comme à Auschwitz. Quand la haine et la calomnie germent lentement, alors, cela veut dire qu’à ce moment, il faut être éveillé et être prêt. C’est cela le testament de ceux d’Auschwitz. »
Quel rôle pensez-vous que la littérature et les témoignages de déportés peuvent jouer dans la lutte contre l’antisémitisme aujourd’hui ?
J’élargirais la question à la lutte contre l’intolérance, la haine de la démocratie, de l’altérité. Tout en témoignant, certains déportés eux-mêmes ont pu douter de l’efficacité de leurs propos. Je pense à Pedro Martin, déporté à Sachsenhausen à 17 ans, que j’ai eu le bonheur de connaître et l’honneur d’interviewer, qui disait en 2011 à la fin de son témoignage : « Et quand on voit l’après-guerre, la guerre de Corée, la décolonisation, aujourd’hui la guerre en Afghanistan … après l’Irak… le monde actuel, on peut s’en désespérer. »
Ou bien la Mado que campe Charlotte Delbo dans « Mesure de nos jours » : « Comment n’être pas désabusé, quand après avoir souffert ce que nous avons souffert et tant sacrifié et tant espéré, nous voyons que cela n’a servi à rien, que les guerres continuent, que des guerres plus terribles encore menacent, que l’injustice et le fanatisme règnent, que le monde est encore à changer ? »
Alors quoi ? On peut être un pessimiste, mais un pessimiste actif ; donc il faut saluer le courage des déportés qui continuent, parfois au prix de cauchemars ou d’émotions différées, à raconter leur expérience en public, notamment scolaire, ou à le coucher par écrit. Là encore, je constate que l’antisémitisme est moins virulent là où ce genre de pédagogie est entrepris depuis longtemps…
Entretien réalisé le 30 janvier 2024.
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